TEXTES


Introductionde l'ouvrage La littérature de jeunesse dans tous sesécrits 1529-1970(Argos-C.R.D.P. de Créteil 1998).


pas de pères maisbeaucoup de parrains
les parti-pris de l'ouvrage
une littérature spécifique : larecherche sur la littérature enfantine
la problématique de l'approchetransversale

de l'auteur au lecteur:

les types d'ouvrages:

littérature d'exportationet littérature d'importation

l'enfant et le livre:

la périodisation de la littérature dejeunesse: les 11 étapes

On peut aussi se reporter aux extraits ettextes de référencefigurant sur le site ricochet du CIELJnotamment

Christiane Abadie-Clerc : les mondesrenversés dePinocchio
Anna-Maria Bernardinis: la naissance de la littérature dejeunesse entre morceauxchoisis et adaptations
Anna-Maria Bernardinis: théorie de l'éducation etlittératurede jeunesse
Janine Despinette: Alice in Wonderland
Janine Despinette: Influence et interaction dans l'illustrationeuropéenne
Janine Despinette et François Ruy-Vidal: la littératureen couleurs
Bertrand Ferrier: dessine-moi un langage


ainsi qu'aux documents présentés sur le site de la revue
Citrouille

Enfin nous venons d'ouvrir une nouvellerubrique d'analysecritique concernant les ouvrages récemment parus sur lalittératurede jeunesse, les évènements, les reprints, en partenariatavec le CIELJ

Ouvrages analysés

Jean-Marie Embs, Philippe Mellot: le siècle d'or du livre d'enfants et de jeunesse1840-1910 Les Editionsde l'Amateur 2000 republié avec modifications dans  leséditions de Lodi 2004

Revue Griffon n° 174 novembre etdécembre 2000:Histoire(s) de la littérature de jeunesse. Interview deJean-Paul Gourévitchpar Jean-Yves Boschet, Jacques Pellissard et Nicole Caligaris

Gustave Doré: Dés-agrémentsd'un voyaged'agrément préface d'Annie Renonciat reprint àl'identiquepar les éditions Le Capucin Lectoure 2001

Il était une fois lescontes de fées(Olivier Piffault dir) Seuil-BNF 2001

Evènements

Perrault-Doré-Hetzel au programme du bac2007 et 2008 des Terminales littéraires. La dream team descontes de fées (article à paraître dans le prochainnuméro de la revue Argos

Yves Rifaux chroniqueur de l'art de l'enfanceest décédé


Editorial : Une anthologie impossible

Faire une anthologie de textes fondateurs de la littératurede jeunesse, c'est labourer avec ses doigts. Il n'y a pas trace,historiquement, comme l'a montré MarcSoriano, d'un phénomène appellé lalittérature de jeunesse dont on pourrait dater l'acte denaissance.


pas de pères mais beaucoup deparrains

Marie-Thérèse Latzarus, la première historienne de la littérature de jeunessedonne à Fénelon un rôle de pionnier
"Pour la première fois au cours des âges, un enfant auraentre les mains avec les Fables, les Dialogues des Mortset le Télémaque, des oeuvres écrites pourlui, dans sa langue, et des oeuvres qui se proposent de l'instruire enl'amusant."
 Jean de Trigon en 1950adopte un point de vue analogue sur son origine "Avant queFénelon n'eût songé à écrire descontes à l'usage de son élève princier, iln'existait pas, à proprement parler, de littératureenfantine".
        Aujourd'hui lesspécialistes sont plus divisés. Les uns veulent remonterjusqu'au Panchatantra (recueil de fables hindoues du VIesiècle) ou du moins à la littératuremoyennâgeuse en considérant que les enfance Guillaume,les enfance Vivien ou le Roman du Petit Jehan de Saintréconstitueraient les prolégomènes d'une littératureà hauteur d'enfance. Mais est-ce parce qu'un enfant est lehéros d'une histoire dans laquelle il va devenir adulte qu'ils'agit de littérature enfantine? Brauner propose quant àlui de prendre en compte les Enseignements à mes filles de Geoffroy Chevalier de la Tour Landry (1371) mais ce texte n'a pas eude véritable audience à son époque.
        Ceux qui considèrentqu'il n'y a de littérature qu'à partir du momentoù il y a un lectorat s'arrêtent plus volontiers aux Fablesde La Fontaine (1668) aux Contes dePerrault (1697) voire au Magasin desenfants de Mme Leprince de Beaumont (1758)ou à l'Ami des enfants deBerquin(1782).  D'autres enfin prennent comme point dedépart   le lancement à Londres par JohnNewbery en 1744 de la Juvenile Library ou les réflexions deJean-Jacques Rousseau dans l'Emile. (1762).  Jean Glénisson fait valoirqu"'à la veille de la Révolution, un marché dulivre destiné à la jeunesse- qui n'est pas encore lelivre de jeunesse, s'est déjà ouvert".
        On notera le glissement duterme "littérature enfantine" à celui de"littérature de jeunesse" et la difficulté de toutedélimitation entre le domaine de l'enfance et celui de lajeunesse. Le terme de littérature de jeunesse est plusapproprié à la diversité des produits et deslectorats, depuis les albums pour les tout-petits jusqu'aux collectionspour les 11-14 ans...Mais n'est-ce pas un point de vue actuel quirisque au demeurant d' enfermer la littérature de jeunesse dansle livre de jeunesse en posant pour principe que cettelittérature ne commence qu' au moment où paraissent lespremiers ouvrages pour la jeunesse?
        L'histoire nous fait aucontraire assister à la constitution progressive d'unespace-jeunesse où vont se rencontrer des auteurs avec leurstextes, des libraires et des éditeurs avec leurs produits, des prescripteurs avec leurs conseils, un public avec ses attentes. Al'intérieur même de cet espace, les modalités del'échange sont diversifiées: textes imposés, conseillés,  choisis; textes religieux, anciens,contemporains; textes nus, décorés, illustrés;textes improvisés à partir d'un canevas, racontés,récités, rédigés; manuels scolaires,littérature d'évasion et de divertissement, textes sansimages, images sans paroles...Toute exploration ne peut donc êtreque de parti-pris.


Les parti-pris de l'ouvrage

. Notre premier parti-pris est chronologique. Nous avonschoisi de couvrir une période qui va de 1529 à 1970 ennous tenant aux ouvrages publiés en France ou qui ont eu enFrance une large audience. La date de 1529 correspond à  la Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis d'Erasme, un des premiers ouvrages quis'intéresse à "l'art d'instruire l'enfance", qu'ontraduit hâtivement par l'institution des enfants et dont ilreprend  les principes dans sa CivilitéPuérile.
        Dans la mêmeperspective, nous arrêtons cette anthologie à la fin desannées 60, au moment où l'action en faveur du livre et dela littérature de jeunesse menée dans lesbibliothèques, dans les municipalités, les comitésd'entreprises et les associations et évidemment dans lesstructures scolaires,  commence à porter ses fruits. Les pionniers ont cédé place aux vulgarisateurs et auxmédiateurs. La littérature de jeunesse est reconnue. Lastructuration de son marché, la segmentation de sonpublic,  l'évolution et la diversité de sesproduits, font l'objet d'enquêtes et d'analysesdocumentées qu'une presse spécialisée diffuserégulièrement. Des ouvrages et des revues lui sontrégulièrement consacrés, des émissions deradio et de télévision spécialiséesapparaissent, des festivals vont se créer;  auteurs etillustrateurs frappent à la porte des maisons d'éditionqui avec  Delpire, Harlin Quist, et L'Ecoledes Loisirs, prennent un tournant décisif vers unemodernité des textes, des illustrations, des formats et desagencements.
        Il ne nous parait passouhaitable d'aller au-delà. D'une part parce que nousmanquerions du recul nécessaire pour faire une sélectiondes textes de référence, d'autre part parce que sur lapériode postérieure à 1970,  lesspécialistes et les organismes ressources sont nombreux etlargement outillés pour faire ce travail. Une partie de labibliographie en fin d'ouvrage est consacrée à cespublications.
Le second parti-pris est laprépondérance donnée aux morceaux choisis et nonaux textes critiques qui les éclairent ou les commentent. Leretour aux textes peut préserver des pièges de la gloseet aider à réinterroger des textes dont au fil desannées la signification devenait univoque, ne serait-ce qu'enreplaçant certaines phrases-clés de Montaigne, de LaFontaine, de Perrault, de Rousseau dans le paragraphe d'où ellesont souvent été sorties. Reste qu'il a bien fallu choisirles auteurs et faire des coupures dans les textes. Le danger desanthologies c'est que l'exemple tient lieu de preuve. On notera que,compte tenu des dimensions de l'ouvrage et du changement deperspective, les textes de cette anthologie ne sont pas toujours lesmêmes que ceux qui ont étésélectionnés dans les trois fascicules du CRILJ et qu'ils nedispensent donc pas de s'y reporter.
. Notre troisième parti-pris est donc celui descritères de sélection des textes. Nous avons tentéde maintenir le cap entre des textes incontournables et d'autres moinsconnus mais tout aussi importants par leur problématique ou leurrésonance, entre des textes fondateurs quicréèrent l'évènement et des textesreprésentatifs qui témoignent de l'audience, entre destextes de préface qui précisent des intentions et destextes de recueil directement proposés à la lecture del'enfant,  entre des textes dont la valeur littéraire estindiscutable et d'autres qui sont plus intéressants pour leurcontenu que par leur forme. Si nous avons dû pratiquer descoupures dans ces textes,  nous nous sommes efforcés deconserver  une unité à chacun des passagescités. Et nous nous sommes efforcés de leur laisser leplus possible la parole, utilisant par exemple pour les intertitres lesmots de l'auteur ou la présentation qu'il en a faite.
. Notre quatrième parti-pris est de n'avoir choisi quedes textes contemporains de la période abordée et non desdocuments rétrospectifs où les auteurs et leséditeurs expliquent après coup ce qu'ils ont voulu faire.Il est certes intéressant de lire les textes que Paul  Faucher a publié dans larevue Enfance en 1956 ou dans le Bulletin desBibliothèques de France en 1958  quand il raconte lesdébuts des Albums du Père Castor en 1931; mais ilimporte aussi de savoir qu'en 1931 aucun texte deréférence n'existe, à notre connaissance, sur lanaissance de ces albums.
. Notre cinquième parti-pris est celui de l'approchetransversale. A l'encontre de ceux qui enferment la littératurede jeunesse dans les quatre murs de leur institution et finissent pars'imaginer que ce territoire est leur propriété, nousavons délibérément choisi d'ouvrir desfenêtres. Puisque l'espace jeunesse est un carrefour, nous sommesallés chercher les textes de référence de ce qu'onnomme aujourd'hui littérature de jeunesse dans trois histoiresdifférentes, celles de l'éducation, celle du livre etcelle de l'image, en considérant que ces trois histoiress'inscrivent dans une quatrième, celle de l'enfant ouplutôt de l'enfance dont le statut familial, économique etsocial évolue largement au cours de ces quatre siècles etdemi.
        Nous avons tentéd'organiser cette approche autour d'un axe directeur et de proposer unitinéraire et un cap pour cette invitation au voyage.L'itinéraire est chronologique et chacune des périodesabordées est précédée d'uneprésentation qui resitue les documents présentésdans le choix de textes.  Le cap c'est celui qui fait passer lalittérature de jeunesse du stade de la rencontre individuelleentre des auteurs, des illustrateurs ou des pédagogues, à une industrie qui calibre ses produits en fonction de laconcurrence et de sa clientèle dans un marchéprofessionnel qui a  ses contraintes et ses modalités.
        Avant de partir enexpédition, un survol du territoire n'est pas inutile. C'est entout cas l'ambition de cet éditorial, sorte de guide de lecturequi voudrait à la fois mettre en évidence uneproblématique de la littérature de jeunessearticulée autour de thèmes majeurs,  etpréciser le mode de  périodisation  choisi pourles textes  sélectionnés dans cette anthologie.


Une littérature spécifique: la recherchesur la littérature enfantine

Il est aussi difficile de dater l'avènement de la recherchesur la littérature enfantine que la littérature enfantineelle-même. Les moralistes et éducateurs du XVIe et duXVIIe siècle n'ont pas eu de vision rétrospective de cequ'avant eux on avait écrit pour l'enfance, à l'exceptionde l'antiquité gréco-latine dans laquelle ils vontchercher leurs exemples et leurs modèles.
        Mais quand dans lapremière moitié du XIXe siècle on sepréoccupe de créer une vraie littérature dejeunesse, la visée se précise. D'une part,prospectivement on s'efforce comme Louis Desnoyers, Emile Deschanel etsurtout Hetzel de définir les conditions et les objectifs desoeuvres destinées à l'enfance, d'autre part on se penchesur le passé de cette littérature de jeunesse. AinsiFouinet fait paraître dans son roman L'île des cinqen 1839, une "Préface sur les livres d'éducation" où Gerson, Erasme et Mathurin Cordier sontprésentés comme des précurseurs. Pour le reste,les auteurs mentionnés par Fouinet sont ceux auxquels on accordeencore aujourd'hui une importance au moins historique:  Bossuet,Fénelon, La Fontaine, Madame Leprince de Beaumont, Berquin.
        De l'histoire des ouvragesd'éducation à celle de la littérature de jeunesse,il y a un pas qui suppose que la littérature de jeunesse estperçue comme un ensemble spécifique. En 1924, Marie-Thérèse Latzaruspublie aux PUF une seconde édition de La littératureenfantine en France dans la seconde moitié du XIXe sièclequ'elle fait précéder d'un rapide aperçu deslectures des enfants en France avant 1860. Le titre du chapitre premierde l'ouvrage nous en donne la philosophie: "ce que l'enfant lisaitavant qu'on n'écrivit des oeuvres pour lui". Mais,emportée par sa démonstration,  l'auteur se laissealler à parler de "la littérature enfantine de la fin duXVIIIe et du début du XIXe siècle." C'estreconnaître que Mme de Genlis, Berquin, Bouillyappartiennent bien au patrimoine de la littérature enfantine.
        C'est le début d'uneréflexion soutenue sur la production éditoriale pour lajeunesse à laquelle Jean Calvet,Paul Hazard, Marie Lahy-Hollebecque, Jeanne Cappe, Jean de Trigonapportent leur contribution jusqu'au milieu du XXe siècle.S'ouvrent ainsi des champs d'exploration sur lesquels avant 1970 les"poids lourds" de la littérature enfantine, Marc Soriano, Raoul Dubois, Isabelle Jan tracentleurs sillons, tandis que les numéros spéciaux desrevues  L'Education Nationale  de 1950 et 1952 et Enfance de 1953 et 1956 proposent des confrontations vivifiantes.
        On imagine mal  que lesrecherches sur la littérature enfantine soient demeuréessi longtemps terre de mission alors qu'aujourd'hui cataloguesd'expositions et de bibliothèques, essais, numéros derevues, actes de colloques nationaux et internationaux sontlégion, que des bases de données se créent et quela circulation de l'information conduit à démultiplierles produits au risque de se répéter ou de saturer lelectorat.  Rappelons seulement que la Revuedes livres pour enfants n'existaitque sous la forme d'un Bulletin d'analyse des livres pour enfants,que leCRILJ crééen 1962 n'avait pas de moyens, que le Musée d'Education de Rouenn'existait pas, qu'il n'y avait ni à Montreuil ni ailleurs de festival dulivre de jeunesse et que les collections de l'INRP aujourd'huiméticuleusement répertoriées par Françoise Huguet étaientun véritable labyrinthe.
        Qu'il me soit permis ici defaire état d'un souvenir personnel. Dans mes premiers ouvragessur la poésie en France (1966) et sur les enfants etla poésie (1969), j'avais tenté de me constituer unedocumentation sur la littérature enfantine. Elle tenait sur uneétagère. Trente ans après, cette documentation aenvahi toute ma maison et je suis loin de posséder tout ce qui aparu seulement en France sur le sujet.


la problématique de l'approchetransversale

Ajoutons que cette recherche se limite souvent à larecension et à l'analyse des ouvrages destinés auxenfants ou aux réactions du lectorat jeune devant ces ouvrages.Si elle s'ouvre volontiers à la presse enfantine, ellen'intègre pas  en revanche la problématique ni lesacquis de l'approche transversale.
        Or la littérature dejeunesse,  parce qu'elle est lue par des jeunes et des adultes,des prescripteurs de conduite et des amateurs de plaisir, et despublics de toute catégorie, est parcourue des grandes lignes departage qui s'attachent à la production éditoriale. Cellequi sépare la culture savante de la culture populaire et quitouche donc l'ensemble des ouvrages de colportage, des livrets de laBibliothèque Bleue, des almanachs ou des feuilles à unsou qui sans être spécifiquement destinés àl'enfance étaient la nourriture intellectuelle de toute lafamille. Celle qui se préoccupe de réintégrer dansla culture écrite toute la tradition orale des contes et deschansons dont les auteurs comme Perrault ou Mme d'Aulnoy ne sont parfois que lesrewriters ou les compilateurs. Celle qui montre comment l'image,d'abord ornementation du texte, vient s'y faire une place,l'éclaire ou l'illustre puis entre en relation conjugale aveclui et parfois ne lui laisse qu'un rôle  de légende.Or toute l'évolution de la littérature enfantine estdominée par la reconnaissance du plaisir que l'enfant prend auximages, plaisir qu'auteurs et éditeurs vont tenter d'exploiterou de domestiquer.
        Cette succession d'approchespanoramiques oblige dès lors à considérer le livrenon pas comme un produit mais comme l'aboutissement d'un processus deproduction qui prend en compte  ses objectifs, sa conception, sarédaction, sa fabrication, sa promotion, sa diffusion et saconservation. Ceci suppose qu'on dispose de monographies sur leséditeurs, des indications de tirages et des documents depromotion des ouvrages, des catalogues de libraires avec les prix etles chiffres de vente, d'une connaissance du réseau et desachats des bibliothèques publiques, d'une perspective sur lalittérature de colportage et sur l'éditionétrangère, d'une connaissance de l'appropriation destextes par les enfants à partir par exemple des cahiersd'écoliers ou des journaux intimes...
        Or si dans cettechaîne on s'accroche par exemple au maillon éditeur,on constate que ceux qui ont produit pour l'enfance viennent d'horizonstrès différents: l'édition religieuse, l'universscolaire, la presse, la littérature générale,l'imagerie populaire, ... qu'il faut mettre en perspective avec lalittérature de jeunesse. Ajoutons qu'entre l'auteur qui produitpour l'enfance et son public enfantin, s'interposent  deuxprescripteurs majeurs, la famille et l'école qui, en tout casjusqu'à la fin du XIXe siècle imposent leursdécisions sur l'achat, le prêt ou  la consultation del'ouvrage.
        Le livre pour la jeunesseest en effet immergé dans un processus doublement concurrentiel.En tant qu'ouvrage, il lui faut se différencier destraités d'apprentissage et des manuels scolaires et l'histoiredu livre de jeunesse montre que de la traditioncatéchétique jusqu'à la floraison des romansscolaires, voire de la littérature d'expression enfantine, laligne de partage est fluctuante. Mais le livre est également etde plus en plus concurrencé d' autres propositions d'occupationdu temps libre qui sont faites à l'enfant.
        Il y a  lespropositions périphériques au livre qui relèventde la culture de l'imprimé que la culture finit parintégrer dans sa mouvance.  C'était le cas au XIXesiècle des albums d'image ou de coloriage, des puzzles, desdevinettes  et  par la suite les histoires en images puis leslivres à transformations puis la presse enfantine, puis la BD,puis les montages-collages, et aujourd'hui les livres-jeux sontentrés  dans la littérature de jeunesse au senslarge du terme.
        Il y a aussi la concurrencedes autres medias, et notamment de la radio, du film puis de latélévision, redoutée puis dénoncéedès l'entre deux guerres, et qui colporte et cristallise des lieux communs sur l'opposition irréductible de la pageimprimée et de l'image animée ou sur larécupération dans la culture écrite des vitaminesliées au son et à l'image. Ces idées, traduites entermes de conflits d'intérêts ou d'utilisation du temps deloisir, de l'argent de poche ou des choix de cadeaux, dériventvers une opposition  des  loisirs actifs aux loisirs passifs,des loisirs individuels aux loisirs collectifs, ou vers unestratification sociale entre loisirs luxueux et loisirs populaires, etaboutissent à la conception d'une culture comme unejuxtaposition de territoires avec des frontières marquéeset des points de passage obligés où on acquitte son droit de péage.


De l'auteur au lecteur


la condition des auteurs pour la jeunesse

Dans cette chaîne éditoriale le premier maillon estcelui des auteurs et le débat est vif depuis deux sièclesentre ceux qui  estiment qu'écrire pour la jeunesse est unmétier spécifique qui exige des talents appropriéset ceux qui professent qu'il n'y a pas d'auteurs pour la jeunesse maissimplement de bons et de mauvais auteurs.  "Rien n'estpeut-être plus difficile que d'écrire pour les Enfants",dit l'abbé Joseph Reyre en 1786 dansle Mentor des enfants "...ainsi l'on manque presque toujoursou de les instruire en les amusant ou de les amuser en les instruisantet l'un ou l'autre de ces défauts rend presqu'entièrementinutiles les ouvrages que l'on fait pour eux. " JulesJanin l'un des créateurs du Journal des enfants nedit pas autre chose en 1843:  "de toutes les entrepriseslittéraires, la plus difficile et la plus ingrate, c'estd'écrire pour l'enfance et la jeunesse".
        De fait si les enfants sesont appropriés des ouvrages qui n'ont pas étéécrits pour eux comme Les voyages de Gulliver et Robinson,c'est à la fois par l'intermédiaire d'éditionsabrégées et illustrées et par la tradition oralequi racontait les histoires de ces héros en les réduisantà l'essentiel. Ainsi Gulliver est- il à Lilliput le grandau pays des petits et à Brobdingnac le petit au pays desgéants. Ses autres aventures à Laputa ou chez lesHouyhnhnms  ne sont même pas mentionnées. En revanche Gulliver et surtout Robinson ont donnénaissance à une floraison de récitsdéclinés à partir du schéma directeur del'ouvrage dont le Robinson Suisse, un grand classique de lalittérature de jeunesse du XIXe siècle.
        Parallèlementdès le milieu du XIXe siècle sous la pression amicale etinsistante d'Hetzel  les auteurs renommés,  acceptentd'écrire aussi pour les enfants. CharlesNodier, Alexandre Dumas, George Sand initient un mouvement quiatteindra son apogée au siècle suivant avec Blaise Cendrars, AndréMaurois, François Mauriac, Marcel Aymé, JeanCocteau, Jacques Prévert ouaujourd'hui Michel Tournier.
        Il ne faudrait pasréduire la production de livres pour la jeunesse à unebibliothèque d'auteurs spécialisés  Lestâcherons de l'écriture y sont plus nombreux que lesstars: auteurs d'oeuvres de commande, vulgarisateurs de la science, del'histoire ou de la géographie, concepteurs d'aventures danstoutes les régions du globe et à tous les âges del'humanité, rédacteurs d'ouvrages de lecture ou derécitations à l'usage des classes, rewriters de grandstextes ou adaptateurs d'auteurs étrangers dans une forme quisoit acceptable et lisible pour la jeunesse française del'époque. On trouve de tout dans cette profession d'auteurs dejeunesse qui n'a ni statut ni reconnaissance. Dès 1758 MmeLeprince de Beaumont se plaint d'avoir été "cinq ansentiers sans être remboursée" de ses avances de fraisd'impression et demande "qu'on l'encourage". Le droit d'auteur n'estlégalisé qu'en 1777 et le droit depropriété littéraire reconnu en 1793. Maisl'auteur pour la jeunesse, s'il n'est pas éditeur ou n'a pas denotoriété, reste jusqu'au milieu du XXe siècle undes soutiers de la littérature. L'industrialisation despratiques éditoriales, malgré les avances sur contratsd'éditeurs, les commandes publiques et les prix pour lajeunesse, n'améliore guère la condition d'auteurs quivivent souvent très mal de leur plume et doivent pratiquer unautre métier.


la conquête d'un lectorat

Ceci n'empêche pas le lectorat enfantin de sedévelopper. Les chiffres paraissent éloquents. Selon lesstatistiques patiemment recueillies par Odile Limousin, la productionde titres pour la jeunesse qui était de 80 en 1811 passeà 270 en 1872, à 525 en 1900, à 1495 en 1960à 2282 en 1970. Cet accroissement est lié àl'évolution démographique du pays, aux progrès dela scolarisation des enfants et de l'alphabétisation desadultes, à l'augmentation du pouvoir d'achat des familles,même si le prix du livre, la place pour lire et le temps de lirerestent des freins à  la consommation. Mais la progressionmasque des disparités considérables et des transferts declientèle.
        Certaines périodescomme la fin du XIXe siècle (concurrence des journauxillustrés) ou les guerres (renchérissement descoûts ou  pénurie de papier) correspondent àdes creux ou des reculs dans la production. Mais surtout cetteproduction doit être appréciée  par rapport autirage et au coût des ouvrages.
        L'exemple de John Newberyqui dès 1744 lance sa première librairie pour la jeunesseavec ses livres à un penny n'a pas eu  de grandretentissement de ce côté de la Manche où le livre reste pendant tout le XIXe siècle un ouvrage de prix,voire de luxe. Certes globalement on assiste à une augmentationrégulière des tirages et à une baisse non moinsrégulière des coûts du livre pour enfants, qui esten phase avec l'évolution du livre en général.Mais ces prix  restent très élevés parrapport à ceux de la presse pour enfants,les  "journaux à deux sous" et à ceux des imagespopulaires, "les images à un sou", ce qui réserve l'achatdu  livre à une clientèle aisée et limite sonaudience. Il n'y a pas de commune mesure entre des ouvragestirés à 5000 exemplaires et des images impriméesà 100.000. Le corollaire est que si l'on excepte les manuelsscolaires et les ouvrages des bibliothèques, la plupart deslivres pour enfants ont eu des audiences très restreintes.Devantle livre tout le monde n'est pas égal,  ou, comme auraitdit Coluche, il y en a qui sont plus égaux que d'autres.
        Pour les républicainsdes années 1880, le livre est .à la fois le marchepied dusavoir et le moteur de l'ascenseur social. Tout semble concourirà la sacralisation du livre: le développement desbibliothèques scolaires instituées parl'arrêté du 1er juin 1862, la densification duréseau des bibliothèques publiques et des librairies, lesdistributions de prix, les initiatives en faveur de la lecturepopulaire et la foi en un idéal civique et de plus en pluslaïque qui enracine les valeurs républicaines dèsl'enfance. La suprématie morale du livre sur ses concurrents etnotamment sur la littérature parallèle n'est jamaisremise en question.
        C'est la vague des illustrés qui au début du XXesiècle inversera les enjeux. Non seulement parce que cesillustrés, vu leur prix modique, sont directement achetéspar les enfants mais parce que les producteurs multiplient les formuleséditoriales (feuilletons, devinettes avec réponse aunuméro suivant, bandes annonces, supplémentsillustrés) ou participatives (concours, clubs, courrier deslecteurs) pour fidéliser leur nouvelle clientèle.
        Cette socialisation deslecteurs ne se fait pas sur le mode de celle des mouvements dejeunesse. Ceux-ci  convient leurs adhérents, scouts,louveteaux, éclaireurs, croisés, pionniers, jeannettesà des cérémonies rituelles pilotées par desanimateurs professionnelles où s'inculquent des valeurs. Avec des clubs comme le club Mickey qui n'ont en commun que la lectured'un illustré n'affichant aucun parti-pris idéologique oureligieux, l'animateur fonctionne comme un entremetteur pour leséchanges et un agent de vente pour les produitsdérivés dont les dessins animés et les jouetsestampillés Disney. Il ne faut donc pas s'étonner si lacroisade contre Mickey est menée à la fois par lesmilieux catholiques qui s'indignent des jardins secrets de cescorrespondances qu' encourage Onc Léon,  les milieuxlaïques qui dénoncent le fétichisme Disney et lapresse communiste qui débusque derrière "l'innocentesouris" un "grand fauve hitlérien".


Le marketing éditorial

Face aux menaces de la concurrence, l'édition a depuislongtemps mis en place un arsenal  qui tient en deux concepts :marketing éditorial et industrialisation de la production.
        Les méthodes depromotion du livre  aujourd'hui n'ont rien à envierà celles d'hier. On découvrira en feuilletant le choix detextes que les éditeurs de la presse enfantine et de lalittérature de jeunesse savent pratiquer une politiquecommerciale: réduction pour achats groupés, couplage destitres, ventes par souscription et mise en solde des stocks, appeldirect au lectorat ou aux parents, habillage du contenant par lacouverture ou les suites d'illustration, achats par correspondances. La Poupée Modèle proposeainsi dès 1867 à ses lectrices provinciales d'acheterpour elles non seulement des livres et des jouets mais les costumestout faits pour toute la famille, les meubles pour la maison et lesbijoux.
Les éditeurs mettent également en place desabrégés ou digests pour les oeuvres trop lourdesou au contraire des encyclopédies pour promouvoir un livre quiremplacerait tous les autres. On n'oublie pas d'égratigner lesconfrères ou de leur repiquer leurs recettes, et surtout delancer des collections en espérant qu'un produit qui a lesfaveurs du public, fera bénéficier de son succèsles autres qui sont présentés sous le mêmeemballage.
        Le début du XIXesiècle voit ainsi la naissance des collections que Blanchard,Lehuby, Mame ou Mégard vont s'efforcer de faire acheter par lesparents ou distribuer comme livres de prix et livres d'étrennes.Des préfaces bien senties s'adressent aux prescripteurs en leurmontrant à quel point ces ouvrages ont étéécrits et composés dans un but hautement moral etpédagogique. Les adaptations et traductions vontégalement contribuer à diversifier la production delivres de jeunesse. La conquête des marchés publics c'està dire des écoles et des municipalités puis desréseaux de bibliothèques n'est pas moins importante quela conquête des particuliers qui s'appuie sur le réseaudes librairies. Enfin la presse enfantine en pleine expansion -près de 50 publications entre 1850 et 1914- apparait comme lemarché porteur pour la fidélisation du lectorat. Le Bon Génie inaugure dès1828 le principe du courrier des lecteurs.  Le Journal des  enfants dès sacréation en 1832, lance un roman feuilleton. La presse pourjeunes filles encarte des gravures ou de canevas de broderies. Lapratique des  concours se généralise. Cette pressesert aussi de relais pour la vente des ouvrages. Chaque maisond'édition importante s'efforce de créer son propremagazine et de faire grâce à lui la publicité deses produits.  Delagrave dispose duSaintNicolas et de l'EcolierIllustré, Armand Colin du PetitFrançais Illustré et Hachette d'une gamme depublications adaptées à chacune de ses clientèles.


l'industrialisation del'édition

On ne peut dans l'analyse du marché de lalittérature de jeunesse éviter le parallèle entreHachette et Hetzel qui est révélateur del'industrialisation de l'univers de l'édition.
        Combattu par une partie del'édition catholique qui reste fidèle à unelittérature de bons sentiments expurgée de touteactualité politique  mais suspect aussi à une partiedu camp laïque qui se défie de son républicanismepaternaliste, Hetzel réussit à enrôlerécrivains, illustrateurs, et militants sous la bannièredu Magasin d'Education et deRécréation, où ce patron-animateur-auteur-adaptateur- directeur de collection construit un véritable trustqui produit de la morale souriante, du livre instructif, du journalrécréatif, de l'imagerie documentaire, et même "degrands livres très chers pour les petits enfants"
        De son côtéHachette, appuyé sur le fond de commerce que constituent sesmanuels scolaires, ses messageries et sa bibliothèque rose développe sa production d'ouvrages et de magazines  et seprépare au bras de fer qui s'achèvera par le rachat parHachette du fonds Hetzel en 1914.
        Ces consortiums multiplientles collections dans lesquelles ils tentent d'accueillir le maximum etle meilleur des ouvrages pour la jeunesse. L'éditeuravisé sait qu'avec le déclin de l'éditionprovinciale au profit de l'édition parisienne, il peut disposerd'un réseau national de librairies et de points de vente etutiliser pour sa promotion toutes les ressources de lapublicité: affiches, catalogues, prospectus, annonces,publicité rédactionnelle, encarts en début et find'ouvrages.  Aussi n'hésitera-t-il pas à lancer denouvelles séries, à rééditer les grandsclassiques de la littérature de jeunesse (Les voyages deGulliver, Robinson Crusoé) ou à chercher ducôté des écrivains étrangers (Andersen, Lewis Carroll, Dickens, Grimm, Lagerlöf) les succès qu'ilpense pouvoir acclimater facilement en France.
        A côté de cesgéants de l'édition, on voit également s'implanterdes firmes artisanales dont certaines sont d'ailleurs absorbéespar la concentration éditoriale qui commence. Ainsi Froelich publie directement ses albums deMlle Lili puis passe sous le contrôle de Hetzel qui lespublie et parfois les écrit en signant "un papa". D'autres sespécialisent dans certains types d'ouvrages: livres de prix pourGedalge ou livres à tirettes pour Capendu qui démarqueles créations allemandes de Meggendorfer.Larousse qui a fait paraître son dictionnaire en 1865 acclimateles Books for the Bairns anglais sous le nom de "livres rosespour la jeunesse" mais sans les pages de publicité qui faisaientvivre son homologue britannique. Armand Colin s'oriente vers lepédagogique et lance la pratique du specimen qui encadrera lemarché du livre scolaire.
        Les éditeurscherchent à fidéliser par contrat les auteurs.  Laproduction tend aussi à se diversifier pour prendre le relaisdes albums de colportage qui déclinent  à la foisà cause des progrès de la scolarisation et ducontrôle instauré par Napoléon III. L'imagerie Pellerin longtemps leader sur son marché sevoit  concurrencée par l'imagerie de Pont-à-Moussonet l'imagerie Quantin qui proposent également du La Fontaine,des histoires en images et des contes de fées. Elle cherchealors avec les planches à soldats, les devinettes et les imagespublicitaires de Gluck de nouveaux créneaux.
        Cette industrialisation seretrouvera après la première guerre mondiale quand leséditeurs hésitant entre patrimoine et modernitéconforteront leur image de marque en diffusant les oeuvres de leurrépertoire sous des noms génériques ou symboliquescollections qui se différencient par le format , le nomgénérique ou la couleur les oeuvres de leur repertoire.Il y aura les quatre couleurs de chez Hachette, la "Bleue", la"Blanche", la "Rose", la "Verte", la Rouge et or, la Maïa,l'Aurore... La production est si importante et diversifiée qu'ilfaut un signe de ralliement fort qui témoigne de la griffe duproducteur.


Les types d'ouvrages


les contes

La ligne de partage entre le réel et la fiction traversetrois siècles de littérature de jeunesse. Entémoigne la querelle des contes de fées quireparait  à chaque siècle. Au départ lepropos des Contes est clair du moins selon Perraultqui donne à sa préface des contes en vers le titre "lescontes que nos aîieux ont inventé pour les enfants et meten valeur leur "moralité louable et instructive"; ces"bagatelles" comme il fera dire à Pierre Darmancour sont aussilà pour donner du plaisir et le lecteur  est davantagecaptivé par l'histoire que par une moralité qu'il netrouvera guère dans le Chat Botté ou le PetitPoucet. Avec les Fables  de Fénelonon entre même délibérément dansl'extraordinaire et Le Voyage dans l'ile des plaisirs est uneode à la gourmandise et aux plaisirs des sens.
        Quelle vertu deréalité et d'éducation y-a-t-il làprotestent les éducateurs?  Pourtant MmeLeprince de Beaumont inclut dans son Magasin des enfantsdes "contes moraux pour les amuser agréablement" dont LaBelle et la bête. Comme pour lui répondre Madame de Genlis part en guerre contre "lamultitude d'ouvrages dangereux sous le titre de Romans moraux et deContes moraux que nous avons vu paraître depuis vingt ans" qui nesont que "des poisons déguisés", des "drogues decharlatan, offertes comme des remèdes salutaires et d'autantplus pernicieuses qu'elles portent des noms imposants et qu'on lesprend avec confiance". "Je ne donnerai à mes enfants dit-elledans Adèle et Théodore  ni des Contes defées, ni les Mille et une Nuits".
        La querelle ne tarde pasà rebondir en plein XIXe siècle scientifique oùHetzel et Jean Macédémontrent que science et imagination ne sont pas antinomiques"Convenez, écrit Jean Macé qu'il n'y a pas beaucoup decontes de fées qui soient plus merveilleux que l'histoire decette tartine de confitures qui devient petite fille, de cettepâtée qui devient chat, de cette herbe qui devient boeuf."
        L'édition peut-ellese passer de ces contes qui constituent le patrimoine de lalittérature enfantine? Les contes de Perrault sontrelayés par les traductions d'Andersen ou de Grimm, par deslégendes qu'on va chercher au fin fond des âges ou auxquatre coins du globe, par Peter Pan et Pinocchio oupar les albums Disney.  Mais au XXe siècle une nouvellequerelle oppose les folkloristes comme Van Gennep et les pédagogues qui dénoncent l'influence nocive etréactionnaire du merveilleux. Une nouvellegénération de contes nait alors avec les contesfacétieux ou parodiques comme  les Contes du chatperché de Marcel Aymé quiannoncent déjà Roald Dahl, Pierre Gripari ou  les Contesà l'envers de Dumas et Moissard. Une science se constitue,la narratologie,  qui va s'attacher aux origines, à lamécanique et à la typologie des contes. Elle nous montrenotamment que les contes transcrits ou réécrits àl'usage des enfants proviennent de traditions orales qu'on retrouvedans de nombreux pays et qui ne sont pas destinésspécifiquement à la clientèle enfantine. Laquerelle est-elle définitivement enterrée? Non,voilà que dans les années 1970 la psychanalyse s'enmêle!


Les voyages dans l'espace et le temps

Si on ne conte pas, que racontera-t-on ? Des aventuresvêcues ou imaginaires dans un autre espace ou un autre temps.Télémaque, Gulliver, Robinson, le petit Anacharsis,Alice  et leurs progénitures ont fait du voyage un desthèmes fondateurs de la littérature de jeunesse quirelève à la fois de la fiction, de la géographieet du roman d'apprentissage.
En littérature il y a deux façons de voyager. Dans levoyage pédagogique, les lieux, les personnes rencontréeset les modes de déplacement sont des leviers, voire des leurres,pour la capitalisation des connaissances et la construction d'un stylede vie. C'est dans cet esprit que John Bunyanen 1676 fait paraître sonVoyage du pélerinchrétien, le premier des romans d'apprentissage. Dans levoyage d'aventures, l'espace-temps où s'immerge le lecteur lecaptive et le capture. Du pays des merveilles à celui des 36000volontés en passant par la vallée du silence et le paysoù l'on n'arrive jamais, le jeune lecteur dispose d'un  vivier jubilatoire inépuisable.
        Il y aurait toute une chronique del'exploration  à reconstituer depuis Lolotte et Fanfan, lesenfants de Ducray-Duminil, jusqu'auxhéros des Voyages extraordinaires de Jules Verne où jeunes gens et candidestiennent registre des découvertes faites par leurs compagnons deroute. Prétextes à l'apprentissage de lagéographie comme les Jeunes Voyageurs en France deMalte-Brun, ou à la découverte de l'étranger commele tour du monde d'un gamin de Paris de Boussenard,mêlant la fiction et l'information documentaire, lesrécits de voyage individuels se transforment avec le Tour deFrance de deux enfants de G. Bruno,(pseudonyme de la femme du philosophe Fouillée) en romanpédagogique avec ce couple de jeunes garçons (pas defilles, SVP! ) qui vont de découvertes en apprentissages,soigneusement balisés par des vignettes riches eninformation.C'est le livre dont le lecteur est le héros.
        Le voyage dans le tempsc'est aussi le roman historique. Nous sommes à nouveau entre leréel et la fiction ou plutôt entre le vraisemblable et levérifié. L'auteur de romans historiques sait quelle massedocumentaire lui est indispensable pour construire  une fictionqui paraisse plus réelle que la réalité. Cesouvrages autrefois moralisateurs puisqu'on essayait de donner enexemple  de ce qu'il faut ou ne faut pas faire, tendent à se décliner sur le mode de la fantaisie (Robida, Caran d'Ache)de la pédagogie (Quand nos grands rois étaient petits) voire de la complicité et atteindront une véritabledimension ludique à la fin du XXe siècle avec leslivres-jeux, les livres dont vous êtes le héros,  lesjeux de rôles, de stratégies , les cartes magic etl'héroïc fantasy appuyées sur un bric-à bracmoyennâgeux bien loin de la vraisemblance .


La vulgarisation scientifique

La vulgarisation scientifique a elle aussi des racines profondes.Dès 1726, dans son Traité des études, Rollin professait que les enfants sontcapables de s'intéresser à l'étude de la Natureet  si celle-ci leur apparaît comme unerécréation. L'abbé Pluchefait paraître en 1732 les neuf volumes de son Spectacle de lanature qui reste d'une lecture ardue. L'ami des enfants,l'Abrégé de toutes les sciences et surtout lePortefeuille des enfants tentent dans les dernièresannées du XVIIIe siècle de diffuser  la connaissancescientifique avec des cartes, des chiffres et des images .
        Mais c'est le XIXesiècle qui impose l'idée d'une science àportée de tous. Deux lignes éditoriales ici se conjuguentou s'opposent:  d'une part constituer une véritablebibliothèque des connaissances dont chaque volume explorera undomaine dans un langage à la portée de tous les publics.C'est le propos de la Bibliothèque des Merveillesd'Hachette, ou de la Bibliothèque des écoles et desfamilles. Ou bien regrouper toutes les connaissances dans un seulvolume, qui portera le nom d'abrégé, de Bible oud'encyclopédie et qu'on présentera comme pouvantremplacer tous les autres.
        Le pli est pris et lalittérature documentaire va connaître un essor remarquableamplifié dès le milieu du XXe siècle parl'illustration photographique qui lui donne son poids deréalisme. Parallèlement  l'essor des manuelsillustrés d'histoire, de géographie et de sciences etsurtout le triomphe des encyclopédies fait qu'à la findes années 1970 aucune connaissance n'est devenue inaccessibleaux enfants sauf peut-être l'éducation sexuellejusqu'à ce que Babette Cole nous révèle avechumour Comment on fait les bébés.


le livre animé

On n'oubliera pas parmi la typologie des productiondestinées à la littérature de jeunesse tout ce quirelève du livre animé. Celui-ci a une longue histoirepuisque le premier livre en relief, l'Astronomicum Caesareum dePetrus Apianus avec des disques mobiles qui montrent le mouvement desplanètes date de 1540. C'est un livre pour adultes.
        Les premiers livresanimés pour la jeunesse, les "arlequinades" de Robert Sayer quiconjuguent à des modes différents les deux moitiésde la page paraissent à Londres en 1765. Des exploitations sontfaites sur le mode du jeu avec les poupées qu'on habille, leslivres à changements de décor ou les "grotesques" maisc'est au XIXe siècle que le livre animé trouvevéritablement son public; livre-panorama, peep-show (!)où l'on regarde les changements de décor à traversun trou, livres à languettes et à tirettes, compositionsde Raphaël Tuck, d'Ernest Noster et surtout de l'allemand Lothar Meggendorfer avec son cirque internationalà 450 personnages, son Buffalo Bill et son Jardin Zoologique.
        En France paraît chezLouis Janet le livre joujou avec figures mobiles de J.P.Brès permettant de faireapparaître puis disparaître des objets et des personnageset qui peut être considéré comme le premier ouvrageinteractif. Les ouvrages à tirettes, les théâtresde marionnettes, les albums dedécoupage-assemblage-collage,  les livres-puzzles, lesalbums à vignettes publicitaires  vulgariseront cettepratique qui reprendra force dans l'entre-deux guerres avec les livres en reliefs qui grâce à des pliages judicieuxs'érigent tout seuls quand on les ouvre ou on les ferme. C'estle cas du premier Disney animé, paru en 1935, Mickey et lePrince Malalapatte . Cette tradition des livres animés serareprise dès la libération par les livres-panoramas duPère Castor et les livres-surprise du Pré-aux-Clercs.Elle sera développée dans les années 60 par leséditeurs-packagers  américains qui la trouvent particulièrement adaptée au jeune âge, font faireleur assemblage à bas prix à SIngapour ou en Colombie etinondent le marché international de leurs pop-up, nomgénérique qui désigne désormais touteproduction en relief ou animée.


Les romans à héros enfantins

C'est un truisme de dire que la représentation de l'enfantdans la littérature est liée à l'évolutionde la condition sociale de l'enfant. Et on sait depuis Ariès comment s'est fait lepassage du petit d'homme au petit homme. Sans reprendre l'histoire dela représentation de l'enfant dans la littérature qui aété largement traitée, on peut du moins esquisserune typologie et témoigner d'une évolution.
        A travers lalittérature de fiction on assiste à la résistibleascension du héros enfantin, d'abord comparse puis protagonisteet enfin sujet réel de l'histoire. Non pas que l'enfant futabsent de cette littérature.  Au contraire dès leXVIIIe siècle on ne manque pas pour des raisons morales de louerle fils généreux ou d'épingler les enfants quiveulent se gouverner tout seuls. Mais ce sont des saynètes plusque des ouvrages et ces enfants ne sont souvent que des figurations del'enfance.
        On se rend vite compte quela plus sûre façon de captiver les enfants, câest deleur permettre de se projeter dans un héros prochedâeux.  Un des phénomènes majeurs de lapremière moitié du  XIXe siècle, c'est eneffet la consécration et la reconnaissance de l'enfance commeclientèle particulière justifiable d'une approchespécifique. De l'enfant apprenant à l'enfantmodèle, l'histoire balise les étapes de l'initiationprogressive de l'enfant à la vie adulte. En réaction, laseconde moitié du XIXe siècle est celle de laroyauté d'un enfant qu'on regarde tellement  qu'on n'envoit  plus les contours. On étudie son destinlittéraire et ses représentations picturales. Laroyauté de l'enfance se traduit également par laprolifération des héros enfantins engagés dans desaventures quotidiennes ou extraordinaires, témoins de leurstemps ou explorateurs de mondes inconnus.
         Après OlivierTwist et Jean-Paul Choppart, les gamins qui vivent leur vie tout seuls,voici les héros de l'enfance courageuse - Gavroche et lapetite fille de huit ans au siège de Paris-,   leshéros de l'enfance laborieuse -Jack et l'orphelin de SansFamille-, les héros de l'enfance malheureuse- l'Enfantde Jules Vallès et Poil deCarotte-avant que les monographies distinguées d'André Lichtenberger (Trott) ou de Tristan Derème (Patachou) n'inondent lemarché de leurs propos nature et de leurs extasesattendrissantes. Les fillettes ne sont pas absentes de cette galerie deportraits et Cosette, Alice et Sophie, les trois héroînes les plus célèbres de lalittérature enfantine qui sont toutes nées entre 1859 et1865, comme le remarque Nicole Savy,incarnent trois images sociales fortes: l'enfance populaire souffrante,l'enfance aristocratique rétive, et l'enfance bourgeoiseraisonneuse même si elles ne se réduisent pas àcette modélisation.
        Ce mouvement estlittérairement porté par les écrivainseux-mêmes acharnés à débusquer dans leurenfance les clés de leur vie d'adultes. JulesVallès, Ernest Renan , Pierre Loti, Anatole France, Marcel Proust, Alain- Fournier, ou plus récemmentJean-Paul Sartre nous invitent sous une forme plus ou moinsromancée à retrouver avec eux leurs émotionsenfantines, tiennent scrupuleusement la chronique vraie ouromancée de  leurs années d'apprentissage au coeurd'une société à la recherche de ses raisons decroire et d'espérer.
        Cette littératuren'est pas seulement un miroir mais contribue àl'élaboration d'une certaine idée de l'enfance. Lehéros enfantin a son royaume, sa dynastie, ses fidèles etses ennemis; en se projetant dans une image qui le fascine, l'enfantlecteur confronté à ses doubles affine sa vision du mondeet conquiert sa place dans une société qui le reconnait.Ce n'est plus l'enfant des Contes de fées mais celui qui utilisel'électricité, apprend à faire du feu, met enpratique ses connaissances scientifiques. Il fait l'apprentissage dumonde et de la vie. Il "travaille",  à l'école ouà l'atelier.  Il acquiert une expérience. Il prend desrisques. L'école buissonnière , le bonnet d'âne etle bon point figurent symboliquement et socialement le partage entreceux qui ont choisi la paresse et ceux que fascine l'épiphaniede la réussite. Cette assomption prend toute sa force avec leshéros des ouvrages de lecture scolaire, Francinet, lesenfants de Marcel, Jean Lavenir, et surtout André et Julien,les héros du Tour de France par deux enfants.
        Ces ouvrages de lecturescolaire s'insèrent dans toute une tradition du romand'apprentissage qui commence avec les exemples tirés des anciensdans lesquels on puise largement au XVIIe et au XVIIIe siècle,se poursuit  dans les romans édifiants du premier Empire etde la Restauration, et continue dans les romans scolaires de lapremière moitié du XXe dePérochon ou de Vildrac. Ils'agit toujours de faire vivre par procuration des enfants typésou modèles dont les aventures vont accompagner le jeune lecteurdans la conquête de sa personnalité. Autrefoisc'était dans la forêt des contes qu'on cherchait le justechemin, aujourd'hui c'est dans la jungle des villes qu'on essaye detrouver des alliés ou des raisons d'espérer pour ne pasêtre victime de ce nouveau mal du siècle.
        A l'enfant seul ou aux deuxenfants de la littérature du XIXe siècle s'oppose lafiguration de la bande dont le gamin autour duquel est construitl'histoire n'est que le prototype.  C'est le règne deshéros de l'enfance belliqueuse, des  gamins des rues croqués par Poulbot qu'on retrouvedans les sagas populistes d'Alfred Machart(Trique, Nénesse, Bout de Bibi) ou des gamins de la campagne quijouent à la Guerre des Boutons. Mais ces hérospeuvent aussi oeuvrer dans un but positif. C'est le principe directeurde  toute la littérature scoute, ou à un autreniveau celui du Club des Cinq ou du clan des Sept. Lehéros jeune se fond ici dans le groupe qui se propose ou sedécouvre une mission.
        Enfin il y a une autrefiguration du héros enfantin qui passe par le truchement del'animal. Le Roman de Renart, les Fables de La Fontaine ou deFlorian nous ont familiarisés avec ces animaux qui agissentet s'xpriment comme des adultes et on connait leur résonanceauprès de la clientèle enfantine. Restait àimaginer dans la littérature enfantine des animaux avec lesquelsl'enfant se sentirait en complicité parce que c'est un peu delui-même qui s'exprime en eux,  sous une forme suffisammentdistanciée pour qu'il ne se sente pas remis en question;l'animal c'est lui et ce n'est pas lui.
    L'âne Cadichon de laComtesse de Ségur, la poule Bigarette de ZénaïdeFleuriot,  préfigurent Gédéon, Babar ou PetitOurs Brun. Plus précisément encore les albums dupère Castor en nous introduisant dans l'amitié de Panachel'Ecureuil ou de Scaf le phoque nous rendent complices deleur aventure.  Mais pouvait-on attendre autre chose d'unecollection placée sous l'invocation du PèreCastor ? On citera enfin parmi les héros les poupéesqui jouent un rôle si important dans la vie des petites filles etn'hésitent pas le cas échéant à raconterleurs mémoires, et surtout les héros de BD . DeBécassine à Tintin en passant par Bibi Fricotin , Mickeyet Félix le Chat, ces héros adoubés par lesuccès sont sans doute ceux qui vivent le plusprofondément dans l'univers de l'enfant lecteur.


Littérature d'exportation etlittératured'importation

Nous avons jusqu'ici mélangé joyeusement lalittérature enfantine produite en France et lalittérature étrangère comme si cela allait de soi.C'est en fait tout le contraire et il y aurait toute une rechercheà faire sur les cohérences entre une littératureque la France a largement exporté notamment dans l'empirecolonial et la francophonie et une littérature qu'elle aimporté non sans résistances et sans tripatouillages dontles réécritures de Robinson ou de La Case del'oncle Tom donnent un aperçu.
        Aujourd'hui le patrimoine decette littérature est considéré naturellementcomme international en liaison avec l'action de l'Unesco, le BureauInternational de Munich, les foires et salons qui se tiennent à Montreuil, à Bologne ou à Bratislava,et tout simplement la pléthore de traductions et d'adaptationsqui constituent aujourd'hui plus de la moitié des produitséditoriaux.  Mais les résistances ontété nombreuses et pas toujours nettes. C'est par exemple Marie-Thérèse Latzarusqui professe que "quand les écrivains sont conduits àchercher leur inspiration hors des frontières , c'est que lasève nationale manque de vigueur".
        Aussi on notera  avecquel soin les éditeurs, pour prévenir tout mouvement derejet, multiplient les préfaces et les avertissements quiprésentent le livre à leur clientèle et leurassurent qu'ils ont tout intérêt à adopter cetouvrage qui a eu tant de succès dans d'autres pays.
        C'est là quel'éditeur prend un véritable risque. Non pas s'il traduitAndersen ou Grimm , auteurs déjà reconnus. Mais lesefforts d'Hachette en 1865 pour présenter les contesaméricains et faire découvrir  Miss Mac Intosh (latante Catherine) ont tourné au fiasco. Il n'était pas nonplus si évident en 1910 de faire connaître uneinstitutrice suédoise, SelmaLagerlöf, auteur du Merveilleux Voyage de Nils Holgerssonà travers la Suède. Enfin qui aurait puprévoir le succès de l'équipe d'Harlin Quist alors que les graphistes rénovateurs du Push Pin Studio commeMilton Glaser étaient en butte aux sarcasmes dans leur proprepays.
    Mais il y aussi les déferlantes et on verracomment la marée des comics américains tout encréant une pléiade de satellites sur le marchéfrançais a suscité et continue à susciter desphénomènes de rejet autant au nom de l'idéologieque de l'économie et de la qualité littéraire.


L'enfant et le livre


La lecture

Ce n'est pas tout d'avoir les livres encore faut-il savoir leslire. Les controverses sur la lecture focalisent le débat surl'éducation au XVIe siècle et au XVIIesiècle.  Faut-il apprendre à lire à tous lesenfants? aux garçons et aux filles? Où et comment? Enfrançais, en latin ou dans les deux langues? Quels livres leurdonner à lire?  L'apprentissage de la lecture doit-ilêtre conjugué à celui de l'écriture? maisquelle forme d'écriture? Les méthodes se multiplientsuscitant engouement et polémiques comme le Bureau Typographiquede Dumas ou le Quadrille des enfants, une méthode active de lecture fondée sur des cartes etdes images mise au point par l'abbéBerthaud.
        Les discours sur laméthode de lecture vont se multiplier au XXe siècle maisla controverse se double d'une querelle  à propos desmorceaux choisis. Peut-on découper une oeuvre et laréduire à quelques passages clés? C'est le proposdes "éléments", des "mélanges", des anthologies,des morceaux choisis dont toute une tradition, de La Harpe àLagarde et Michard, inonde la littérature de jeunesse et lesmanuels scolaires. Pourtant quelques voix isolées se fontentendre, dénonçant les réductions abusives,contestant la pratique des sélections ou cherchant àfavoriser l'intimité de l'enfant avec l'oeuvre. Mais cetteintimité est-elle la même avec une pièce dethéâtre, un conte, un roman, un poème alors que parexemple dans ce dernier cas,  ce sont quelques vers, et parfois unseul ou une image qui aident à vivre?


la médiation
 

La médiation entre l'enfant et le livre prend plusieursformes  Le rôle de l'école s'y traduit dans le manuelscolaire, l'explication de texte, la bibliothèque de classe etautrefois la distribution de prix, parfois par la mise en forme detextes. La médiation des parents ou de la fratrie n'est pasmoins présente dans le choix des livres, les conseils ouinterdictions concernant les ouvrages disponibles à la maison,les cadeaux pour Noël ou pour les étrennes. A cela ilfaudrait ajouter aujourd'hui la médiation des fêtes dulivre où l'enfant peut rencontrer ses auteurs voireélaborer avec eux des canevas de textes mais dans lapériode qui nous occupe cette situation reste exceptionnelle.
        En revanche lamédiation des pairs est l'objet de débat notammentresurgit à chaque fois qu'on constitue des jurys d'enfantsou  qu'on de focalise sur  des textes d'enfants qui sontparfois imprimés, plus rarement diffusés,exceptionnellement édités. Contrairement àl'opinion courante, il n'a pas fallu attendre CélestinFreinet ni Minou Drouet pour qu'une littérature d'expressionenfantine trouve son lectorat.
        On lira avecintérêt la préface de Madamede Maintenon aux Oeuvres diverses d'un auteur de 7 ans.Sans doute ne s'agit-il que de traductions et d'une littérature adusum Delphini. Mais des productions théâtralesorganisées dans les collèges de Jésuites,jusqu'aux Récits de nos élèvespubliés par Eugène Bourgoin en 1899 en passant par lesflorilèges et couronnes poétiques des classes et lestextes enfantins publiés dans les journaux pour enfants, touteune production parallèle court à travers l'histoire de lalittérature de jeunesse, dans laquelle il est difficile de fairele tri entre ce qui relève de la famille, de l'école etde l'enfant lui-même. On pourrait rapprocher cephénomène de la reconnaissance progressive de laspécificité du dessin d'enfant  entre ledébut XIXe et le milieu du XXe dans lequel les peintres, lemouvement surréaliste ou la critique d'art n'ont pashésité à puiser son inspiration.


l'illustration du livre

Mais ce qui est sans doute la ligne la plus nette des mutationsde  la littérature de jeunesse, c'est la montée del'image et la transformation des rapports entre le texte et l'image.Nous avions il y a quelques années tenté unepremière approche de quatre siècles d'illustration de lalittérature de jeunesse en considérant que même si Erasme prône dès 1529 unepédagogie par l'image,celle-ci ne trouve une véritable application pratique que dans l'OrbisPictus de Comenius qui est en quelquesorte le premier imagier et les abécédairesillustrés comme l'étonnant Rôti Cochon, unalphabet gourmand pour l'éducation chrétienne paru vers1676.
    Des images il y en a aussi dans les couvertures deslivrets de colportage, gravures sur bois aux traits mal encréset aux couleurs passées, et dans les illustrations d'ouvragesdestinées à une clientèle lettrée. Mais icil'illustrateur et l'auteur travaillent chacun de son côté. Chauveau n'a jamais rencontré La Fontaine dont il illustre les Fablesdans la première édition de 1668 et La Fontaine ne parlejamais des illustrations.  Aussi il n'est pas étonnant quel'illustrateur prenne le texte au pied de la lettre. Il faut une cigaleet une fourmi:  on les reproduira donc à l'échelleen mettant un arbre devant mais comme tout ceci n'occupe pas tout lecadre de l'image, on la remplira avec un  paysage de montagnes etde lacs, une cabane devant laquelle brûle un feu avec despersonnages assis et debout. Ces illustrations seront largementreproduites, copiées, parfois inversées et l'illustrationdeviendra un ornement obligé de la production littéraire,logée en frontispice  ou en couverture avec des bandeaux etdes culs de lampes qui rythment graphiquement le déroulement destextes.
       Dans cette illustration, il y a enquelque sorte trois pôles: l'illustration documentaire qui montrece qu'on ne connaît pas (personnages typés, animaux etpaysages exotiques, bizarreries de la nature...) l'illustrationcommentaire qui entre en rapport d'explicitation avec le texte etl'illustration artistique disséminée dans le texte ouregroupée en suites d'images qui donne valeur et prix àl'ouvrage. Ces images sont-elles une plus value pour l'enfant qui lesregarde?  Quand l'éditeur Renouard produit en 1803 uneédition complète et illustrée de Berquin , il se propose de faire "un deslivres les plus élégants et les plus ornés quipuissent être placés dans la Bibliothèque la mieuxchoisie" et son propos n'est pas pédagogique mais commercial comme le montrent ses remarques sur les accidents quel'âge des lecteurs risque de faire subir aux images et sapréface sur le rapport qualité-prix de l'ouvrage.
        Mais on s'aperçoitvite que l'enfant aime les images, que c'est dans un ouvrage lapremière chose à laquelle il s'attache et se met alors enplace un dispositif éditorial et pédagogique oùl'image est là pour faire passer le texte. Ces imagesapparaissent également dans la presse enfantine avec lapremière illustration que Grandvilledonne de Jean-Paul Choppart dans le 4e numéro du Journal des enfants.  Elles ferontdésormais partie intégrante de la littérature dejeunesse et connaîtront une accélération due auxprogrès techniques de la reproduction des images.


les combinatoires texte-image

La substitution de la gravure sur bois de bout à la gravuresur bois de fil permet d'intégrer les images aux textes au lieude les laisser en hors texte.Tony Johannotutilise ce procédé d'insertion de vignettes en 1829et  le reprend en 1844 dans l'édition Hetzel de Trésordes fêves et Fleur des pois de Charles Nodier.  Ladécouverte  de la lithographie puis de lachromolithographie multiplient les possibilités de reproductionsd'images, dans la rue par l'intermédiaire des affiches, dans lesouvrages par l'intermédiaire des gravures colorées quirenouvellent totalement l'illustration aussi bien populairequ'artistique. Et à partir de 1851 apparaissent dans le livreles premiers essais d'illustration photographique qui ne s'imposerontdans la littérature enfantine qu'au milieu du XXe siècleet seulement pour les ouvrages documentaires ou quand on veut mobiliserl'enfance par des images fortes autour de grandes causes. Les photosavec leur pesanteur réaliste ne résistent pas dansl'imaginaire enfantin à la concurrence d'images graphiques quiouvrent tous les possibles.
        Mais cettepossibilité de combinatoire entre le texte et l'image traduitune mutation de l'ouvrage pour enfants qui passe de la narrationillustrée à la figuration narrative. Les histoires enimages, la bande dessinée, les albums deJob ou d'Henri Morin qui prennent lapage comme unité distincte recombinent dans cet espace lesrapports image-texte auxquels ils donnent la productivitémaximum. L'image n'est plus un décorum; elle participe d'unsystème de mise en regard qui, de l'imagerie populaire àl'album d'art,  va progressivement changer les rapports desenfants et des adultes au livre. On a souvent symbolisé cettemutation  par le développement  de l'album, quirequiert un autre mode de  lecture que le livre et qui sedéveloppe sous des formes multiples au XIXe siècle. C'estsurtout l'apparition d'un métier aujourd'hui trèsdéfini, celui d'illustrateur pour enfants.


l'illustrateur et l'auteur-illustrateur

Les premiers illustrateurs, appointés par leséditeurs, avaient comme fonction de transcrire du mieux possibleou de la plus belle façon des textes intangibles. A partir dumilieu du XIXe siècle, la notoriété de cesillustrateurs (Johannot, Gigoux, Bertall,Grandville...) fait que l'éditeur saitque le livre sera d'autant mieux vendu que la signature del'illustrateur en garantit la qualité. D'où l'importancedu choix des illustrateurs pour les ouvrages de la Comtesse deSégur dans la bibliothèque rose où Gustave Doré illustre les Nouveaux Contes de fées et où la brutalitéd'un Castelli pour la Soeur deGribouille s'oppose à l'académisme d'un Bayard pour le généralDourakine.
        Le renom des illustrateursest alors tel qu'on leur demande rapidement de s'afficher sur lacouverture et non plus à l'intérieur du livre et qu'onvend du Rabier, du Job,du Robida ou du Boutetde Monvel. Les éditeurs cherchent à s'assurer leconcours permanent d' illustrateurs renommés dont lescouvertures sont des arguments de vente. Plon-Nourrit s'attache Boutet de Monvel, Armand Colin fait appel à  Christophe. Tallandier multiplie lespropositions à Rabier. Mais ces artistes sont parfois versatilesou souhaitent travailler avec un auteur déjà souscontrat.  Job donne ainsi ses dessins à  Boivin,à Mame, à Plon-Nourrit, à Charavay-Mantoux-Martin,à Hachette, à Laurens et... à l'imageriepopulaire.
        Le conceptd'auteur-illustrateur pour de véritables textes concurrencealors le couple traditionnel formé par l'auteur associéà un illustrateur. Christophe est un auteur-illustrateur toutcomme Jean de Brunhoff ce qui leur permetde mettre en scène et en page leurs albums  avec lemaximum de liberté. Edy-Legrand estauteur-illustrateur pour Macao et Cosmage mais illustrateur de l'IleRose ou des Lunettes du Lion de son ami Vildrac. Dans les Albums du PèreCastor on trouve en revanche beaucoup d'associationsauteur-illustrateur : Celli-Parain, Colmont-Rojan,Lida-Rojan. Le même phénomène peut s'observer dansla bande dessinée où l'auteur illustrateur (Hergé) et le couple auteur-illustrateur(Goscinny-Uderzo) peuvent tous deux connaître laconsécration.







La périodisation de la lecture dejeunesse: les 11étapes


Si la littérature de jeunesse n'a pas de père maisbeaucoup de parrains, comment s'y reconnaître dans cet arbregénéalogique à partir du moment où onpostule qu'il prend ses racines dans plusieurs terreaux distincts.
Il semble  qu'on puisse déterminer une périodisationen fonction d'étapes majeures techniques ou pédagogiquesauxquels sont confrontées les productions. Les trois fasciculesdu CRILJ qui ontservi de base à cette anthologie allaient respectivementd'Erasme à Hetzel, d'Hetzel à la grande guerre et de 1914à 1945. Cette fois la périodisation est différentenon seulement parce que la période s'étend jusqu'à1970 mais parce qu'on peut tenter ici une approche plus fine qui conjugue à la fois la thématique et lachronologie.
1 Ainsi on balisera une premièreétape qui correspond si l'on veut à la naissance de lalittérature de jeunesse et qui va  de l'institution desenfants d'Erasme (1529) au Magasin des enfants de MadameLeprince de Beaumont (1758). La comparaison des deux titres està elle seule un symbole. Là où le premier ne veutqu'éduquer, la seconde tente un cocktail où plaisir etinstruction en proportion variable composent le breuvage.
2 Cette littérature devient rapidement unelittérature exemplaire que ce soit sous la plume despédagogues de la fin du siècle, des propagandistesrévolutionnaires ou des moralistes des années 1810. C'est l'époque du développement de la presse pourenfants, des premières bibliothèques publiques, desécrivains pour la jeunesse et cette époque pourraits'arrêter aux débuts Hetzel.
3 C'est sans doute autour des figures prestigieuses d'Hetzelet d'Hachette que la littérature de jeunesse va affirmer saspécificité  et on ne s'étonnera pas trop quenous ayons consacré une section à l'exploration destextes de ces deux protagonistes majeurs.
4 Après commence l'âge d'or de lalittérature de jeunesse : les meilleurs auteurs (Hugo, Daudet,Vallès, Malot...), les plus grands illustrateurs (Job, Robida,Boutet de Monvel...) une presse spécialisée, lavitalité de l'album ou du manuel scolaire témoignent decette explosion largement encouragée par les militants du livreet le  développement des bibliothèquesd'école, de ville, et d'associations.
5 Au bout du compte la littérature de jeunesse vaconnaître un premier déclin en face du succès d'unelittérature récréative articulée  surles histoires en images, les albums et les contes  et dusuccès des journaux illustrés qui font au livre uneconcurrence très dure.
6 Puis arrive la grande guerre qui nous parait mériterune section particulière tant la mobilisation de la jeunesseimprègne, du livre au magazine, toute une littérature dont les souffles héroïques persistentau-delà de la fin du conflit malgré les tentatives deréaction pacifistes et internationalistes.
7 Il est plus difficile de périodiser l'entre deuxguerres où s'opèrent deux mouvements contradictoires. Ily a une tendance  qui, à partir de grands textes etd'auteurs reconnus français et étrangers, s'applique à la promotion et à la diffusion du patrimoineau prix d'un habillage nouveau; mais aussi des tentatives de lalittérature militante  ou pédagogique pourrenouveler une problématique frappée par la concurrencedes medias.
8 il y a également une opposition qu'onschématisera avec la formule "l'illustration contrel'illustré" non pas pour opposer terme à terme Babar et Mickey mais parce que le renouvellement de l'album et lamarée des illustrés touchent finalement la mêmeclientèle
9 Comme la guerre de 14-18, la période 39-45 constitueun moment particulier de la littérature de jeunesse avec uneédition sous la botte pendant l'Occupation, puis aprèsl'épuration un foisonnement d'initiatives au lendemain de lalibération dont beaucoup resteront sans lendemain.
10 Ce qui frappe en effet c'est qu'il n'y a pas au lendemainde la seconde guerre mondiale de révolution dans lalittérature de jeunesse. On reprend les mêmes formules,les mêmes auteurs comme si malgré les fenêtres quis'ouvrent sur la production des autres pays,   lalittérature de jeunesse s'essoufflait sans que ledéveloppement de la recherche  sur cette littératuren'arrive pas à lui redonner des couleurs.
11 Ce n'est qu'entre 1965 et 70 que les choses changent, dufait principalement des éditeurs qui s'engagent sur des formuleset des formats nouveaux d'illustrations. C'est aussi là que setermine pour nous le voyage dont les textes des auteurs vont scander laprogression mais la tâche n'est pas terminée. Il resteencore beaucoup à défricher dans cette Afrique qu'est lalittérature de jeunesse.  


Jean-Marie Embs , Philippe Mellot : Lesiècle d'or du livre d'enfants et de jeunesse 1840-1940
286 pages 400 illustrations couleur. Les éditions de l'Amateuravril 2000 réédition sous un titre et avec un texte unpeu différent aux éditions de Lodi en 2004

Au premier regard , on se dit "voici la Bible". L'ouvrage, somptueux,offre un florilège des couvertures, des plats, des cartonnageset des illustrations intérieures des livres pour enfantspubliés dans un siècle qui s'étend del'apogée du romantisme typographique à la fracture de laseconde guerre mondiale. Artistes, illustrateurs, imprimeurs,éditeurs, rivalisent d'ingéniosité et decréativité , construisant cette formidable aventurequ'est l'édition du livre d'enfants avec une imagerie qui passeen quelques dizaines d'années de l'illustrationpédagogique à l'oeuvre d'art. Voici les compositions deGrandville, Gavarni, Doré, Job, Boutet de Monvel, Hansi, Rabier,Lorioux, Nathalie Parain. Et là, les abécédaireset alphabets, les livres d'étrennes et de prix, les contes defées, les livres-joujoux et ouvrages à systèmes,les luxueuses mises en pages des merveilles de la nature et de lascience, les romans d'aventures et de science-fiction, l'Hisoireracontée aux enfants et les ouvrages récréatifs.On y retrouve également toutes les collections phares, desillustrés romantiques jusqu'à la série des Babaren passant par la bibliothèque rose Hachette, les albums Stahlillustrés, les Voyages Extraordinaires de Jules Verne dans lescartonnages Hetzel aux somptueux plats aux deuxéléphants, à l'obus ou à la sphèredorée, les Tom Tit , les Bécassine et les albums Rabier.Ajoutons-y une mise en page intelligente et apéritive qui rendl'ouvrage digne de ceux qu'il commente, une bibliographie sommaire maisbien actualisée et un très utile dictionnaire desillustrateurs de livres d'enfants et d'ouvrages pour la jeunesse. Neboudons pas notre plaisir!
Sans doute le spécialiste chagrin protestera-t-il que 1840 necorrespond à aucune date précise dans l'histoire de lalittérature de jeunesse alors que par exemple la préfacede Trésor des fèves etfleur des pois publiée en 1844 signée parP.J.Stahl (Hetzel) définit une stratégieéditoriale du livre de jeunesse et que l'ouvrage est un despremiers à intégrer les vignettes de Tony Johannot autexte. Il remarquera également qu'un ouvrage qui prétends'arrêter à 1940 intègre les illustrations de Calvopour la Bête est morte publiées entre 1944 et 1946. Et ilcontestera la périodisation sur le siècle dans la mesureoù ce qu'on appelle couramment l'âge d'or du livre pourenfants s'arrête à la fin du XIXe siècle. Cetteindustrie connaît en effet un premier déclinesthétique au début du XXe siècle, unequasi-éclipse pendant la Grande Guerre due àl'impératif de mobilisation intellectuelle de la jeunesse et unesérie de mutations dans ses contenus, sa fabrication, et sadiffusion pendant l'entre-deux-guerres.
Mais la difficulté principale de l'ouvrage n'est pas là.S'adressant à des amateurs de beaux livres, ce florilèges'attache essentiellement à des ouvrages qui relèvent dela bibliophilie, qui parfois même n'ont pas de lectorat enfantinet passe à peu près complètement sous silence laproduction courante de cette époque, quantitativement beaucoupplus importante, et qui a modelé en profondeur les sentiments etles idées du jeune public. Tous les livres de prix ne sont pasdes cartonnages illustrés et tous les alphabets ne sont passignés Job ou Hellé. Par ailleurs l'édition dulivre pour enfants qui est à la fois un artisanat et uneindustrie doit être mise en perspective avec ses concurrentes, laproduction d' histoires en images et d'almanachs pour enfants au XIXesiècle, de journaux récréatifs lancés parles éditeurs pour fidéliser leur clientèle etsurtout des illustrés. La déferlante des illustrésdans la première moitié du XXe siècle ne laisseaux illustrateurs que des places-fortes éditoriales,protégées par le renom des collections mais soumisesà l'impératif de rentabilité, met en crise unepartie de la production courante, et établit par les jeux, lesconcours, les courriers des lecteurs et les clubs un mode de contactplus direct et convivial avec les enfants lecteurs. Les Albums du père Castorl'avaient d'ailleurs pressenti en lançant leurs formuleslégères et interactives à partir des années30.
Tel qu'il est cet ouvrage apparait donc comme une remarquableanthologie illustrée, qui donne à voir et éclaireun art du livre d'enfants , saisi dans ses compositions les plusfécondes, mais qui ne rend que très imparfaitement comptede la production destinée à la jeunesse pendant ce"siècle d'or".

Jean-Paul GOUREVITCH


Numéro 174 de Griffonnovembre et décembre 2000: Histoire(s) de la littératurede jeunesse

Apprendre, jouer, voyager...
Jean-Paul Gourévitch interrogé par Jean-Yves Bochet,Jacques Pellissard et Nicole Caligaris

JYB: Notre sujet, dans ce numérode Griffon, est l'histoire de lalittérature de jeunesse en France. Dans votre article vous avezévoqué le siècle d'or ou l'âge d'or de lalittérature de jeunesse. Est-ce que vous pouvez nous expliquerexactement pourquoi ce terme d' "âge d'or", à quel momentil démarre et quelle en est la période idéale?
JPG. J'ai un désaccord avec Jean-Marie Embs et Philippe Mellotlà-dessus. Ils considèrent que l'âge d'or commencedans la deuxième moitié du XIXe siècle ets'arrête au milieu du XXe siècle. Moi, je pense que, si onprend l'âge d'or dans son sens strict, c'est à dire lemoment où les auteurs les plus célèbres et lesillustrateurs les plus renommés vont apporter leur contributionà la littérature de jeunesse, l'âge d'or commencebien dans les années 1860 mais il s'arrête dans lesannées 1890-1900; car, à partir du début du XXesiècle , jusqu'à la guerre de 14, c'est plutôt unmoment, sinon de décadence du moins de tassement. Au niveau desauteurs, quand Paul d'Ivoi remplace Jules Verne, c'est un moment deflêchissement. Au niveau des illustrateurs le temps des Boutet deMonvel, Job... est en train de passer. Les petits journaux pour lajeunesse commencent à faire une concurrence indirecte au livreet les enfants se reportent sur des illustrés à dix oucinq sous et non pas sur des ouvrages de prix. Il y a unproblème de marketing voire de marché.
C'est peut-être un peu une retombée de l'âge d'orcar c'est le moment où la beauté des textes,l'intelligence des images et le développement del'éducation, du sens civique, des vertus patriotiques, vaêtre remis en question par des conflits que l'on sent approcher.Donc je ne crois pas qu'on puisse considérer qu'il y a unsiècle d'or, on peut plutôt parler d'âge d'or suivide trois moments très différents: une semidécadence jusqu'en 1914, la coupure de la guerre qui estfondamentale et une période qui entre 1919 et 1940 montre lalittérature de jeunesse à la recherche de nouveauxcourants.
JP: Je vous entends parler de livreset d'oeuvres. Est-ce que vous considérez qu'il y a deuxhistoires parallèles, celle des écrits pour la jeunesseet celle de l'objet livre proprement dit?
JPG: Je crois qu'on ne peut pas analyser la littérature pour lajeunesse si on la réduit aux ouvrages écrits pour lesjeunes parce que ces ouvrages s'insèrent dans un marché.Dans ces ouvrages il y a des livres, de l'imagerie, l'imageried'Epinal, il y a des jeux, des jouets et il y a des illustrésqui vont prendre une part d'autant plus grande que les gamins vontcommencer à avoir un peu d'argent de poche. Travailler sur lesoeuvres sans regarder les tirages, sans regarder les ventes, sansregarder le rôle des prescripteurs (école, parents), sansregarder ce que lisent et achètent les jeunes (ou qu'onachète pour eux) c'est, à mon avis, mettre entreparenthèses la vie même des ouvrages pour la jeunesse.J'ai tendance - et c'est un élément que je placedès le début de la littérature de jeunesse-à considérer qu'il faut parler du marché desoeuvres pour la jeunesse et non pas simplement de la littératurede jeunesse limitée aux livres.
JYB: Justement, vous évoquiezles tirages importants qui ont commencé à une certaineépoque, je dirais après 1850. On assiste à unecertaine "démocratisation du livre". Est-ce que c'est dûessentiellement aux prix moins élevés, au fait quel'école est devenue obligatoire, est-ce que c'est dû aussià la fabrication de plus en plus massive ou est-ce parce que leréseau des bibliothèques s'est agrandi?
JPG: Il y a beaucoup d'éléments dans ce que vous avezdit. Le premier élément, indiscutable, c'est ledéveloppement des réseaux de diffusion. Réseau dediffusion par les bibliothèques, c'est une chose, mais leréseau de diffusion commercial existe aussi. Différentséditeurs commencent à fonctionner comme des entreprisesindustrielles, on le voit très bien avec Hetzel, avec Hachette,mais avec Mame aussi.
Deuxième chose, vous avez évoqué ladémocratisation de l'enseignement. Celle-ci par l'écoleobligatoire et laïque et la vogue de la distribution des prix-élément important- a développé ungoût de la littérature dans la jeunesse et, chez lesparents, le sentiment que la lecture était nécessairepour l'avancée dans la vie. On voit très bien par les Mémoiresd'un compagnon d'Agricol Perdiguier ou dans le Tour de laFrance par deux enfants de G. Bruno que le livre estconsidéré comme un passeport pour entrer dans la vie.
Autre point important: j'ai parlé de la diffusion et de tout cequi est scolaire, on peut ajouter la question du prix. Le livre va sedémocratiser. D'abord on va avoir des éditionspopulaires, c'est à dire de petits bouquins comme chezCharpentier, valant moins de l'équivalent d'une journéede travail. Quand un ouvrage représente moins d'unejournée de travail d'un ouvrier, ce peut être un ouvragevendable.
JYB: Il y a aussi Michel Lévyqui à cette époque-là avait créé lelivre à 1 franc. L'ancêtre du livre de poche?
JPG: Tout à fait, je crois que le développement de cescollections à bon marché a développé lelivre. mais en même temps que se développent descollections à bon marché se développe labibliophilie: d'un côté l'ouvrage peu cher, d'un autrel'ouvrage plus cher et beaucoup plus beau comme les reliures et platsdécorés Hetzel ou sur un mode plus mineur les ouvrages dela bibliothèque rose dorés sur la tranche avec descouvertures travaillées.
NC: Est-ce que c'est unmarché différent ou cela suit-il l'évolution dumarché du livre pour adultes?
JPG: Voilà une question qui oblige à s'interroger sur cequ'est le livre illustré pour adultes ou même le livred'artiste. On voit très bien que le livre d'artiste a uneclientèle limitée , une clientèle d'amateurs quivont rechercher dans le livre essentiellement l'image et lesillustrations. On est à la fin du XIXe et au début duXXe. Dans le livre d'artiste, c'est le renom de l'artiste qui compte,ce qui développe quelque chose que le livre d'enfantsdéveloppe un peu moins: toute la partie reliure, toute la partieobjet livre. Là, nous n'avons pas la mêmeclientèle. L'objet livre touche des gens pour lesquels le livreest quelque chose de sacré, à petit tirage, beau et qu'onva respecter. Dans la littérature de jeunesse, il y a, chez ceuxqui achètent des plats décorés Hetzel, aussil'idée que ces ouvrages ont une valeur éducative, qu'ilssont un investissement sur le plan intellectuel et que ce n'est pas lebel objet pour l'objet. Je veux dire, pour schématiser, que ladifférence entre la clientèle qui achète de beauxlivres pour enfants et la clientèle qui achète de beauxlivres pour adultes, c'est que la clientèle qui achètedes livres pour enfants pense à elle mais aussi aux enfants età leur éducation, et celle qui achète des beauxlivres pour adultes ne pense qu'à elle.
JP: Alors finalement qui a prisvraiment l'initiative d'aller massivement vers les enfants, ce sontplutôt les éditeurs? Les éditeurs qui ont dit: "Ily a là un public cible"?
JPG:  Il y a plusieurs étapes à mon avis. D'abord cedéveloppement au début de XIXe siècle de lalittérature pédagogique illustrée. Les Blanchard,les Ledentu, ont popularisé sous Napoléon Ier et sous laRestauration ces ouvrages destinés ouvertement à uneclientèle enfantine. Le mot "enfant" était d'ailleursdans le titre des ouvrages.
JYB: Qui étaient Blanchardet Ledentu?
JPG:  Ledentu est un éditeur du début du XIXesiècle. Blanchard est à la fois auteur et éditeur.Sans entrer dans le détail des noms, ce qu'on peut dire c'estqu'il y a au début du XIXe siècle un essor de lalittérature pédagogique illustrée et là quefont les éditeurs, qu'on n'appelait pas éditeurs maislibraires? Ils se disent qu'il y a un créneau et que puisque lesenfants aiment les images, il faut faire passer la pilulepédagogique par un côté attrayant que va donnerl'image. Il y a, à l'époque, un développement detous les supports images, quand on pense par exemple audéveloppement de l'image d'Epinal; cela montre qu'on est dans unsiècle, dans un univers où l'image, en dehors de laclientèle enfantine, va se développer. J'ai parléde l'image d'Epinal, mais on pourrait aussi parler de l'image dereportage, de tous ces journaux qui vont populariser l'image et luidonner importance...
JP: aussi de la lanterne magique...
JPG:  Tout à fait. Nous avons une deuxième lame defond, c'est le développement de l'image. La troisièmelame de fond c'est le développement des journaux pour enfants.Là, je crois qu'on ne mesure pas, même si ce sont encoredes tirages un peu courts, à quel point la fidélisationde la clientèle enfantine qui s'opère par voied'abonnements, par voie de feuilletons, va pousser les enfants àattendre chaque semaine la suite de l'histoire dont ils ont lu ledébut. Je crois que l'exemple du Journal des Enfants quimet dès son premier numéro en feuilleton ce qui deviendrales Mésaventures de Jean-Paul Choppart montre bien quel'on sait qu'il y a une clientèle, qu'on peut la capter. Pour lacapter, on va jouer l'abonnement d'un côté et lefeuilleton de l'autre. C'est le troisième élémentet le quatrième, c'est celui que vous citez, c'est ledéveloppement de l'industrie du livre qui montre que leséditeurs vont aller vers les enfants parce qu'ils savent qu'il ya trois marchés: le marché du livre scolaire, lemarché du livre de prix et le marché du loisir. On peutdonc essayer de développer pour la clientèle enfantinetrois marchés différents et là c'est quandmême nouveau.
JP: Est-ce que dans ces troiscatégories, vous pourriez citer des textes fondateurs?
JPG: En ce qui concerne le marché du livre scolaire, c'est ledéveloppement, dans les manuels d'histoire, degéographie, de sciences naturelles, de l'image et bien sûrce sera en 1876 le Tour de la France par deux enfants.Là on est vraiment dans un point de non-retour. C'est unbest-seller, c'est un livre scolaire, tout est dedans. En ce quiconcerne le marché du livre de prix , je n'aurais pas debest-seller à citer mais je parlerais volontiers deséditions Mame qui vont s'implanter, entre autres, sur lemarché de la distribution des prix car là il y a uneclientèle qui va commander chaque année, car chaqueannée il faut donner des prix et l'édition de province vasouvent survivre grâce à ça. Il y avait Mameà Tours, il y avait Ardant à Limoges... Ce marchén'est pas du tout un marché de luxe. On va faire de bellescouvertures mais dedans ça sera du mauvais papier.
JYB: Avec souvent en frontispiceune gravure sur acier.
JPG: Cela a été vrai pour ce qu'on a appellé lesillustrés romantiques c'est à dire en fait les ouvragesdu milieu du XIXe siècle. A la fin du XIXe siècle: cesont ces ouvrages que vous voyez dans toutes les brocantes àcouverture rouge et décorée mais avec des papiersdégueulasses à l'intérieur et des imagestrès difficilement lisibles.
JYB: Avec des Histoires de Franceexpurgées à l'usage des enfants chrétiens.
JPG : Oui il y a ça mais même dans le non-expurgé,il y a tout un côté moral et éducatif.Moi-même j'ai vêcu avec ça. Ma grand mèreavait Mérites obscurs, un drame dans la montagne,elle avait la Fille du Capitaine de Pouchkine. Ce sont deséléments qui permettent de comprendre comment legoût de la lecture s'est répandu presque obligatoirementpuisque l'enfant était content d'avoir des prix et çaarrangeait tout le monde: l'enfant, les parents, le maître etl'éditeur.
Pour le livre de loisirs c'est beaucoup plus compliqué. C'estquand même Hetzel, qu'on le veuille ou non, qui adéveloppé l'idée qu'il fallait donner àl'enfant le meilleur de la littérature et donc qu'il fallaitpousser George Sand, Nodier, Alexandre Dumas et Hetzel soi-mêmeà écrire pour les enfants. Hetzel a quand mêmeété un chasseur de têtes extraordinaire, puisque,si vous faites le compte, les plus grands écrivains ontécrit pour lui.
JYB : Hetzel qui, pour manger,écrivait sous le nom de P.J. Stahl beaucoup de livres pourenfants.
JPG: Hetzel a tout fait. Non seulement il écrivait sous le nomde P. J. Stahl mais parfois il signait "Un papa". Il aété éditeur, directeur de collection, auteur. Iln'a pas fait d'illustrations mais il a piloté les illustrateursauxquels il a donné des cahiers de charge et des consignes.C'est Hetzel qui disait: "je veux que mes illustrateurs soient desreporters". C'est extraordinaire quand même. Ca veut dire quel'illustrateur est un journaliste, qu'il ne va pas aller sur place maisfaire comme s'il allait sur place et ça explique que lesillustrateurs de Jules Verne, les Bennett, les Férat et quelquesautres aient fait des gravures dont on a l'impression qu'ellespourraient être un reportage de l'époque.
JYB: Vous évoquez Hetzel etHachette par la suite, puisqu'il a racheté Hetzel, vous neparlez pas de la place de Jules Verne à son époque.Est-ce qu'il était lu par les enfants, ou est-ce que ses livresétaient plutôt ce que vous appelez des objetsbibliophiliques achetés par des adultes?
JPG: Il y avait les deux collections. Jules Verne était àla fois dans les plats de Hetzel décorés àl'éléphant, au phare et autres et il y avait aussi leJules Verne qu'on lisait dans les numéros du Magasind'Educaiion et de Récréation dont on avait semaineaprès semaine le feuilleton, mais aussi les "petiteséditions". La très grande force de Jules Verne c'estqu'il réconciliait parents et enfants. On ne comprend pas JulesVerne si on ne se rend pas compte que ce sont des ouvrages aiméspar les gamins et les prescripteurs à la fois. Qu'est-ce qu'onpeut demander de plus?
JP: Nous avons parlélittérature et si on parlait documentaires pour cettepériode? D'abord est-ce que cette notion de documentaireexistait vraiment?
JPG: La notion de documentaire existe éditorialement au XXesiècle où des éditeurs que ce soit Bourrelier ,plus tard Nathan, vont sortir des ouvrages à vocationdocumentaire. Mais le documentaire au XIXe siècle, quand il estouvrage, est romancé. La notion de documentaire, ce sont lesjournaux qui la prennent en charge. Le Magasin Pittoresque, le Tourdu Monde font du documentaire. Par contre les ouvrages del'époque sont romancés et comportent parfois deséléments de documentation, mais au-delà de ladocumentation, ils nous font vivre les aventures du héros. Celaexplique toutes les sagas comme le Tour du Monde d'un gamin de Parisde Boussenard ou celles de Paul d'Ivoi. C'est trèsdocumenté. Le Sergent Simplet de Paul d'Ivoi est unmagnifique tour du monde documenté. N'empêche que ce qu'onsuit à travers la documentation, ce sont les aventures dusergent Simplet et de son équipe.
JYB: Les livres de Paul d'Ivoidont le titre générique était les Voyages Excentriques par rapport aux Voyages Extraordinaires de Jules Verne?
JPG: C'est à la fois un démarquage et l'idée defaire une collection qui a bien marché quand même, et puispeut-être chez Paul d'Ivoi un côté moinsscientifique, plus fantaisiste et plus dynamique, peut-êtremême l'action pour l'action. Il y a beaucoup plus d'action chezPaul d'Ivoi que chez Jules Verne, des digressions , de l'humour. Maisil y a quand même dans Michel Strogoff une certainedistanciation. Avec les deux reporters, l'Anglais et le FrançaisAlcide Jolivet, on joue sur la distanciation.
JP: Où placez-vous leslivres de Tom Tit sur les expériences de physique amusante?
JPG: C'est vraiment le choix d'une pédagogie scientifique par leplaisir: jouer sur la science et sur l'utile. L'agréable et lepédagogique. En même temps c'est un peu interactif, c'estune façon de dire "tentez-le vous aussi". Mais les Tom Tit sontun cas à part.
JP: On pourrait considérerque dans cette lignée il s'est fait des livres où l'onapprend aux enfants à fabriquer des choses qu'on va retrouveravec les Dessain et Tolra, le Père Castor, etc
JPG: Je pense que Tom Tit a une importance historique nonnégligeable parce que c'est un des premiers livres àimposer de l'expérimentation. mais si on situe ça nonplus dans le marché du livre mais de l'objet pour enfants ou del'oeuvre pour enfants, on dirait que le castelet, les macédoinesavec ces images que l'on découpait et qu'on faisait tenir,étaient déjà aussi des expérimentations.
JYB: Je voudrais qu'on avance unpeu et que l'on rentre de plain pied dans le XXe siècle avec cequi a été une périoçde particulièrede l'édition pour enfants au moment de la guerre de 14-18. ceque l'on peut qualifier d'édition patriotique et anti-Allemande.
JPG: C'est un moment très très fort et c'est lapremière fois qu'on voit ça. Si on regarde la guerre de70 dans La Poupée Modèle, les Robinsons descaves ou le siège de Paris raconté par une petitefille de huit ans, on voit qu'il y a un petit impact de la guerre de70, mais on ne transforme pas les gamins de 70 en héros luttantcontre les méchants Allemands. Alors qu'en 14, Bécassineest mobilisée, Guignol est mobilisé, les PiedsNickelés sont mobilisés. Les héros enfantins vontfaire la guerre et on va développer une haine de l'Allemand quisera nourrie soit par des histoires, soit par des images. Les enfantsaux mains coupées qu'on retrouve dans toute l'imagerie de 14-18c'est une façon de dresser, de mobiliser la jeunessefrançaise. C'est aussi toute la veine des Poulbots. Et on nerésiste pas beaucoup à ça. Je dirais qu'un desrares à avoir résisté, que j'aime beaucoup et dontje regrette qu'il soit oublié, c'est Alfred Machard. Avec l'Epopéedu Faubourg. Machard a su remettre la guerre à l'étatd'enfance. Chez les autres, en fait, on éduque l'enfant àêtre du côté des combattants et adversaire desAllemands. Machard a réussi à faire de la guerre desmômes autre chose qu'une guerre d'adultes en réduction
JYB: C'est aussi ce qu'a faitd'une certaine manière Louis Pergaud.
JPG: Tout à fait, c'est juste avant. J'ai quand mêmeété frappé par le petit Alphabet de la GrandeGuerre pour les enfants de nos soldats de Hellé qui apprendà des gamins comment se servir d'une mitrailleuse, unemitrailleuse c'est quand même fait pour tuer.
JP: Il y avait les bataillonsscolaires dans les écoles publiques. On faisait du maniementd'armes avec des fusils en bois.
JPG: C'est vrai, la guerre de 14-18 c'est quand même lamobilisation de tout un public. Finalement tout le monde estmobilisé; les soldats sont mobilisés sur le front, lescivils sont mobilisés par l'emprunt, et les gamins sontmobilisés par la littérature.
NC: Plusgénéralement vous parlez de la production delittérature de jeunesse et du discours dominant. D'aprèsce que vous semblez dire, la production était assez convergenteet suivait, ou peut-être même alimentait le discoursdominant; est-ce qu'il y avait une production dissidente?
JPG: Des dissidents, pendant 14-18? Qui a osé , pendant laguerre de 14-18, faire du pacifisme? Je n'en vois pas. Dans lalittérature de jeunesse je ne vois rien. Je vois des gens quifont du patriotisme ou bien autre chose, je ne vois personne qui soitcontre. Machard, ce n'est pas une opposition mais il y a quandmême une distanciation. Avant, y-a-t-il un discours dominant?C'est finalement une des questions qu'on peut poser sur lalittérature de jeunesse et notamment sur cettelittérature de jeunesse juste avant le déclenchement dela première guerre mondiale. Si l'on prend les livres et lesjournaux, on n'a pas la même réponse. Dans les journauxpour enfants, le discours dominant c'est un discours de loisirs et deplaisir, le discours récréatif, on s'amuse, on donne lapriorité à une jeunesse qui a envie de se libérerdu carcan de l'éducation. On va jouer, on va faire des concours,on va faire des plaisanteries, on va faire des sketches en images. Sion prend les ouvrages, la réponse est complètementdifférente. Ils proposent un discours dominant fondé surles valeurs d'intégration, l'école, la cité, letravail, l'armée, et, de temps à autres l'Eglise.
NC: Le discours dominant c'estpeut-être l'image qu'on donne des petites filles. Y avait-il deschoses qui étaient un peu différentes? Est-ce que l'onproposait un peu autre chose?
JPG: Je ne connais pas bien la littérature féminine,féministe. Je ne vois pas dans la littérature de jeunessed'exaltation de valeurs qui seraient des valeurs de revendication commecelles défendues par les suffragettes. Je vois mêmeexactement l'inverse. Je renvoie à la préface de laSemaine de Suzette : "Vous y trouverez tout ce qui peut secondervos efforts et vous aider à semer dans la jeune âme devotre enfant, la bonne graine qui, en germant, contribuera àfaire d'elle plus tard la femme accomplie dont vous rêvez." On nepeut pas dire que c'est "suffragette". Je vois des héroïnescomme la petite Maroussia, des héroïnes fémininesqui vont contrebalancer une littérature essentiellement faite dehéros masculins mais je ne vois pas de révolte contre unesorte de domination et de valeurs masculines. Je pense que si onregarde les journaux pour enfants, du Magasin des Demoisellesà la Poupée Modèle en allantjusqu'à la Semaine de Suzette on a au contraire unenon-valorisation de l'égalité qu'il pourrait y avoirentre garçons et filles.
JYB: Maroussia c'est bien de Stahl, alias Hetzel?
JPG: C'est une traduction que Stahl a faite. Maintenant la question quevous posez déborde sur une autre question pour laquelle je nesuis pas compétent. Quelle est pour les adultes la part de lalittérature féministe?
JP: Entre les deux guerres, est-cequ'on peut parler de la place qu'ont tenue les illustrés? Est-ceà ce moment qu'ils sont devenus la bande dessinée,comment ça s'est situé dans le mouvement?
JPG: C'est très intéressant et trèsétrange. Il y a deux choses: d'abord en 1925 apparaît lapremière BD française c'est-à-dire que la Franceaccepte de récuser sa tradition d'histoire en images - vousaviez une image et le texte en dessous- pour admettre le systèmeaméricain du texte à l'intérieur avec ses bulleset ses bruitages. Cela c'est Saint-Ogan et, derrière lui, touteune tradition qui va se développer, dans laquelle on va avoirdes titres à l'intérieur de l'image, même si cettetradition laisse quand même subsister des productions danslesquelles on a une image et un texte séparés.
Deuxièmement il y a le problème de la diffusion desillustrés. Autant les tirages des illustrés avant 14,même s'ils sont très importants par rapport au tirage desouvrages, restent modestes, autant le phénomène Mickey,où on va jouer sur des centaines de milliers d'exemplaires, vadonner à un illustré une sorte de diffusion massive etmettre en difficulté ceux qui comptaient sur l'illustrépour garder un côté éducatif. Mon camaradeet le journal de Mickey, ce n'est pas comparable du point de vuedes tirages, on est dans un rapport de 1 à 10. C'est quandmême un moment où l'illustré devient le lieuprivilégié de la rencontre avec le livre, avecl'écriture, avec la lecture.
J'avais appelé mon chapitre "L'illustration contrel'illustré", c'est un peu forcé bien sûr, mais on adeux phénomènes opposés: d'un côté ledéveloppement des illustrés, du marché desillustrés qui atteint des niveaux sans commune mesure avec lalecture des livres, d'un autre côté, par contrecoup, larecherche par les éditeurs d'une nouvelle formule de livresillustrés qui vont pouvoir apporter ce que n'apporte pasl'illustré c'est à dire un plaisir des yeux, unequalité esthétique, une envie de fabriquer quelque chose.Voyez les Albums du Père Castor. L'opposition entreMickey et les Albums du Père Castor, entre Mickey et Babar, estune opposition structurante de l'entre-deux guerres car on voittrès bien que d'un côté il y a une volontéde toucher un public très large, quitte à mettre entreparenthèses le côté éducatif, et d'un autrecôté, au contraire, il y a la volonté de raconterde belles histoires, de préserver un état d'enfancedonné par l'illustration.
JYB: Je voudrais qu'onévoque la production qui s'étend des années 20 auxannées 50. Quels sont les thèmes, l'attitude, laproduction, ce qu'il y a eu d'important ou de pas important justement?
JPG: La difficulté c'est que l'entre-deux guerres estpartagé par plusieurs courants qui se développentparallèlement. D'un côté il y a une renouveau del'illustration depuis Macao et Cosmage jusqu'à Babarc'est à dire depuis Edy-Legrand jusqu'à Jean de Brunhoffavec de nouvelles formes d'expression, de nouveaux héros,notamment des héros animaliers et une nouvelle façon demettre en scène les héros enfantins.
JYB: Quelle est cette nouvellefaçon de mettre en scène les héros enfantins?
JPG: Je pense que l'on peut dire que le héros enfantin est celuiautour duquel se distribue l'histoire. Ce sont les enfants qui sont leshéros actifs de l'histoire, pas tout le temps bien sûrmais on a une tendance à constituer l'histoire autour desenfants. Deuxième chose, on en a parlé, trèscontradictoire avec la première, le développement dumarché des illustrés. La troisième chose c'est lerenouveau pédagogique. On a autour de Freinet, autour demouvements d'éducation nouvelle, des tentatives pour essayerd'imaginer ce que pourrait être une littératured'expression enfantine, -je vais reprendre cette formule que j'avaisutilisée en 1969- une littérature qui pourrait êtrefaite par des enfants, pour les enfants et non plus par les adultespour les enfants, tout ce qui est coopération àl'école... C'est un troisième phénomène quin'est pas lié aux deux autres; et la raison pour laquelle lapériode entre les deux guerres est obscure, c'est qu'il y aplusieurs courants qui se partagent, qui se croisent, il n'y a pas decourant dominant alors qu'on va trouver de façon massive dansles années 70 un renouveau de la littérature de jeunessechez tous les éditeurs. Cette époque entre 1919 et 1945n'est pas découpable et elle est parcourue de tendancescontradictoires qui correspondent, là encore, à unproblème de marketing. le marché des produitsillustrés, le marché des livres courants, lemarché des beaux livres, trois marchés qui structurenttrois clientèles.
NC: Pour l'époqueprécédente, on a parlé de démocratisationqui commençait. Est-ce que cette démocratisation estamplifiée, comment est-ce que ça se passe au niveausocial?
JPG: Il y a d'un côté le phénomène del'Heure Joyeuse et de l'autre le développement desbibliothèques pour la jeunesse; on commence às'interroger sur des rayons jeunesse spécifiques dans lesbibliothèques. Là on va très bien dans le sens dela démocratisation. d'autre part, les associationsd'éducation populaire et le mouvement associatif se structurent,et, des activités syndicales jusqu'aux activitésd'éducation, on a le souci de penser qu'on ne commence pasl'éducation chez les adultes, qu'on la commence chez lesenfants, pas seulement à l'école mais aussi en dehors del'école. Est-ce que ça suffit pour dire que le mouvementde démocratisation de l'éducation s'est amplifié?Je n'en suis pas sûr. Je ne vois pas de lame de fond, mêmependant le Front Populaire.
NC: Est-ce que justement, lesmouvements sociaux de 36 n'ont pas eu de répercussions sur lalittérature de jeunesse, dans les contenus par exemple?
JPG: C'est une question difficile, ça ne me paraît pasévident. Je ne vois pas de grandes oeuvres postérieuresà 36 et antérieures à 40 qui soient des produitsde la littérature de jeunesse de l'époque. Je pense quele Front Populaire a beaucoup mis en chantier mais qu'il a peu eu letemps de réaliser et qu'en plus les conflits àl'intérieur de la coalition de Front Populaire n'ont pas permisd'arranger les choses. Est-ce qu'il n'y a pas aussi le poids del'étranger? Est-ce qu'on peut faire abstraction de ce quereprésente l'Union Soviétique, l'Allemagne nazie,l'Italie fasciste et la guerre d'Espagne? Est-ce qu'on peut dans lalittérature populaire, dans la littérature de jeunesse,se dire que les mouvements sociaux et politiques de l'époque ontune répercussion? Je cherche. On peut peut-être citer l'adaptation scolaire de Jean-Christophe de Romain Rollandaprès 1932
NC: Même dans les grandsblocs qui étaient en train de se former, il n'y a pas derépercussion sur la littérature de jeunesse?
JPG: En France, non. Dans ces pays oui. Un Gorki, en UnionSoviétique, oui. Est-ce que vous voyez de grandes oeuvres enFrance dont on peut dire qu'elles sont nourries de l'exemplesoviétique, de l'Allemagne ou de la guerre d'Espagne? Je ne voisrien.
JYB: Il est courant de parler audébut des années 60 de renouveau dans lalittérature de jeunesse. Est-ce qu'on peut parler de renouveauet est-ce que c'est venu des éditions Delpire?
JPG: Il y a un renouveau de l'illustration: Delpire, Harlin Quist,Maurice Sendak, Léo Lionni. On ne va plus faire les images qu'onavait l'habitude de voir. Est-ce que ce renouveau est aussi net auniveau des auteurs? C'est très difficile, d'abord parce que sion regarde la production courante des années 70, ce sont desséries, le Club des cinq, le Clan des sept, les Martine,les Six compagnons, Fantômette. C'est uneproduction par séries. Il n'y a rien de moins proche durenouveau que la production par séries. Le renouveau estbeaucoupp plus net du côté des illustrateurs que ducôté des auteurs. Il y a un élément que jene maîtrise pas beaucoup, il vaut mieux interroger mescollègues là-dessus, c'est la littératureétrangère. Je ne vais pas m'avancer; dans mon livre , jem'arrête à 1970 et je ne peux pas aller au-delàparce que je ne suis pas spécialiste de la littératureactuelle, je me dis simplement: essayons d'examiner si l'apport de lalittérature étrangère et des traductions dans lapart des productions éditoriales marque après 70 unrenouveau, une transformation, une augmentation par rapport aux dixannées d'avant. Je n'ai pas la réponse.
JYB: Mais les années 60c'est aussi l'expansion de l'Ecole des Loisirs?
JPG: Elle se fait d'abord sur des ouvrages reposant sur l'illustrationet non pas sur le texte. Dans la partie texte, autant que je m'ensouvienne, il n'y a pas rupture entre les auteurs d'avant 60 et ceuxd'après, alors que sur la partie illustration, il y a desruptures.
JYB: Illustration et maquette,dans la mesure où l'illustration se mélange de plus enplus au texte.
JPG: Dans le rapport texte image, dans le format, même celui deslivres à jouer, on a des tas de choses qui se développentcôté illustration alors que du côté texte, onreste dans quelque chose de relativement conventionnel. Les livres pourenfants, que je différencie des livres pour ados, sont d'aborddes livres de regard. On commence à s'intéresser aux toutpetits enfants à partir de l'âge de 4 ans. On va faire desouvrages qui sont carrés, qui en mettent plein la vue, ons'intéresse au plaisir des yeux. C'est l'illustration. Pour letexte rien de neuf. A titre personnel, mais je suis mal placé,qu'est-ce que je lisais dans les années 60? des ouvrages quiétaient dans le prolongement de ce que je lisais lesannées précédentes, des bouquins descience-fiction, des romans, des sagas, des ouvrages de collectiondivisés en épisodes, rien de nouveau sous le soleil.
JP: On parle de l'histoire de lalittérature de jeunesse depuis un moment. Aujourd'hui elle sedit où, elle s'écrit où, elle s'enseigneoù?
JPG: La reconnaissance de la spécificité de lalittérature de jeunesse ne fait plus de doute pour personne etla nécessité de l'histoire de la littérature dejeunesse ne fait pas non plus de doute pour personne. C'est quandmême neuf parce que Jean de Trigon (1950) ou Latzarus (1924) cen'est pas si vieux que cela. Dans des universités, dans desIUFM, dans des sections préparant aux métiers du livre semet en forme une historicisation de la littérature de jeunesse.
Reste le problème de fond. Est-ce que la littérature dejeunesse c'est l'histoire des livres pour la jeunesse? Premierproblème. Deuxième problème: est-ce que lalittératue de jeunesse est l'histoire des produitséditoriaux spécifiquement faits pour les jeunes?Troisième problème: est-ce que l'histoire de lalittérature de jeunesse c'est l'histoire des textes ou est-ceque c'est l'histoire de l'ensemble des productions de l'imagerie,qu'elles soient ou non accompagnées de textes? Il y a plusieurspoints de vue et j'en défends un qui est précis: lalittérature de jeunesse s'est fabriquée progressivementau carrefour de l'éducation, du livre, de l'image et del'enfance. Il n'y a pas un acte de baptême fondateur de lalittérature de jeunesse mais un espace jeunesse qui va peuà peu se constituer. Si on l'admet, ça remet en causeradicalement une histoire de la littérature de jeunesse qui neserait fondée que sur des livres.
NC: Cela suppose qu'il y ait unecirculation entre le produit livre et les jeux?
JPG: Les jeux, les images, la lanterne magique...J'ai une approcheproduction-distribution-diffusion. Je regarde ce que les enfantsachètent ou qu'on achète pour eux et je considèrele livre comme un des éléments de ce qu'on achètepour eux. C'est pourquoi j'ai donné une part trèsimportante à tout ce qui est journal parce que c'est une erreurcomplète de faire une histoire de la littérature dejeunesse uniquement à partir des livres et là-dessus jene suis pas d'accord avec Embs et Mellot.
Comment maintenant montrer la circulation des produits les uns parrapport aux autres? C'est aussi difficile à reconstituer que ceque j'ai essayé de faire à propos de l'imageriepolitique, parce que c'est le même problème, nous avonsdes supports complètement différents les uns des autreset il n'y a pas une histoire de l'imagerie sur laquelle on puisses'appuyer. Il faut essayer de créer unréférencement de l'imagerie comme on a crééun référencement du livre. Pour le livre c'est facile, ona des dépôts légaux, des bibliographies, descatalogues, des listes des éditeurs etc...Pour l'imagerie c'esttrès très difficile. Cela n'empêche pas qu'unehistoire du livre qui oublierait l'Imagerie d'Epinal ou les histoiressans paroles, ou les livres-joujoux, ou encore les albums àcolorier, à découper, serait une histoire du livre pourenfants mutilée.
JYB: Je sais que ce n'est pasvotre spécialité, mais je voulais quand même avoirvotre opinion sur la littérature de jeunesse trèscontemporaine c'est à dire les années 90 et même lefutur. Qu'est-ce que vous en pensez, vous devez avoir un regard, unavis sur la créativité, sur le marché?
JPG: J'ai un avis sur le marché et mon regard est assezpessimiste. Le marché du livre de jeunesse, sauf erreur de mapart et sous réserve de vérifications statistiques,n'évolue pas en quantité, mais se transforme del'intérieur. Il y a de moins en moins d'enfants quiachètent des livres mais il y a toujours autant d'enfants quilisent parce qu'il y a beaucoup plus de bibliothèques quiachètent. On a une circulation interne du marché et lelivre est concurrencé par d'autres produits culturels, de laplay-station à la video...En même temps, ledéveloppement de tous les salons et festivals a fait qu'unegrande partie des ouvrages se vendent le jour où l'auteur oul'illustrateur sont là pour les dédicacer. Larestructuration du marché qui, au lieu d'être une habituded'entrer dans une librairie pour acheter des ouvrages, devient soit descommandes de bibliothèque, soit le fait d'aller dans un salon oude participer à un festival, cette évolution dumarché me paraît nette; et peut-êtresous-estimée par un certain nombre de gens qui aimeraient bienque ça ne se passe pas comme ça et qui se disent: "maisaprès tout les enfants lisent toujours".
Mais il y a une transformation de l'achat et un phénomèneque je lis parce que j'ai un parcours un peu transversal, que jetravaille à la fois sur les problèmes d'immigration, surles problèmes africains, sur les problèmes de lecturepour la jeunesse. Il y a une désaffection du public adovis-à-vis du livre. C'est un problème très grave;autant la littérature de jeunesse arrive à suivre legamin jusqu'à 10 ans, autant elle l'abandonne après. Leséditeurs n'osent pas prendre de risques. Je l'ai vu avec lacollection des Barbares que j'avais proposée chezHachette et qui a été refusée après avoirété acceptée. On va surfer sur une mode, on valancer tel ou tel auteur mais ça ne crée pas, çan'entretient pas un goût de la lecture chez les ados. Pour moi,il y a là quelque chose d'assez dramatique, amplifié parle fait que nous avons une population ado qui est de plus en plusd'origine immigrée, dont la culture du livre n'est pas laculture de départ, qui a une culture orale ou musicale ouchorégraphique. La littérature de jeunesse sepréoccupe de moins en moins, peut-être parce qu'elle nesait pas comment faire, de ceux qui ont entre 11 et 14 ans, 12 et 15ans, et là on referme le marché. Je vois bien tout autourde moi une désaffection vis-à-vis de ce qu'on appelait lalecture. Est-ce qu'Internet va modifier cela? Est-ce qu'il y aura unautre mode de lecture? Je n'en sais rien, là on rentre dans deschoses qui ne sont pas de ma compétence. Ma compétencec'est d'essayer de voir ce qui se passe en terme de marché pouraujourd'hui.
Sur la créativité, ce n'est pas que je n'ai pas de pointde vue, mais je considère qu'il n'est pas fondé.
JP: Quand on vous demande quel estle livre qui vous rattache de façon irrépressibleà la littérature de jeunesse, vous citez le savant Cosinus de Christophe.
JPG: C'est l'ouvrage qui m'a fait réconcilier quelque partl'image et le texte, parce que j'avais un goût de l'image, maisje ne pouvais pas l'exercer parce que, dans ma famille, l'image, il nefallait pas la regarder, et j'avais aussi un goût du texte. Onpeut caractériser ça en disant que je suispasséiste, mais je vais retourner le problème en disantqu'il existe autour de cette catégorie d'ouvrages-là, unvivier extraordinaire de récits en images que je lis avec unplaisir rétrospectif. Je pense qu'effectivement ce plaisir n'estpas épuisé. Je pense à Désagrémentsd'un voyage d'agrément de Gustave Doré que je viensde convaincre une de mes collègues éditrices de publieret je pense à Cham, à Caran d'Ache et à d'autres.
NC: Quelle est la fonction dulivre pour enfants? Est-ce que c'est plutôt resté ducôté pédagogique? Est-ce que ça aévolué du côté divertissement? Est-ce quec'était tout le temps sur les deux fonctions?
JPG: Au début, le livre divertissement est très rare. Les Fables de La Fontaine, les Contes de Perrault ont unpetit côté divertissement. Si on fait quantitativement uneproportion, le livre pour enfants est fondamentalement éducatif.Au XVIIe et au XVIIIe, je ne vois pas d'exemple inverse, car si l'onprend Robinson et Gulliver qui sont les deux exemplesqu'on pourrait m'opposer, ils n'ont pas été écritspour les enfants. La notion de plaisir arrive tard, fin XVIIIe etsurtout début XIXe et avant qu'elle ne gagne la partie, lanotion de plaisir va se confronter à la notiond'éducation. Le XIXe est une sorte de grand combat entre deslivres "pour savoir, pour apprendre" et des livres "qu'on aime" avecdes tentatives de regroupement des deux. Aujourd'hui on n'attend pas dela littérature de jeunesse qu'elle nous apprenne grand chose,sauf sur nous-mêmes, mais elle n'instruit plus. Elle ouvre sur ununivers mais n'a plus de fonction éducative, ni morale, nicivique. On est passé d'une priorité àl'éducation à une priorité au divertissement.Vouloir montrer que c'est linéaire, c'est oublier que chaqueépoque est conflictuelle et que des conflits qui sont culturels,sociaux et économiques ont balisé cette histoire de lalittérature de jeunesse et le marché est aussi un lieu deconflit entre l'économique et le culturel.
JP: Ce sont aussi aujourd'hui desconflits entre les éditeurs de manuels scolaires et leséditeurs de livres pour enfants.
JPG: C'est le problème du parascolaire dont les gens cherchentla place, les uns en le tirant du côté du scolaire, lesautres du côté de la littérature de loisirs. Ilfaut s'interroger sur l'avenir du parascolaire.
NC: Je m'interroge aussi sur lerapport entre les productions qui émanaient des prescripteurscatholiques et laïques. Y-a-t-il une concurrence, une domination,aux différentes époques?
JYB: Les rapports entre Mame etHetzel, et Bayard et l'Ecole des Loisirs
JPG: L'édition républicaine et l'éditioncatholique ont eu au XIXe siècle des parcours contradictoiresvoire concurrents. Hetzel a lutté contre l'édition deprovince catholique, Hachette qui était du côté desRépublicains a basculé du côté desconservateurs. C'est encore vrai dans l'entre-deux-guerres oùles prescripteurs catholiques et laïques ne sont pas tous dumême côté, mais sont tous deux contre le Journalde Mickey. Aujourd'hui les prescripteurs catholiques etlaïques sont tous les deux des prescripteurs de valeurs alors quenous sommes dans une littérature où la notion de valeurest, sinon dévalorisée, du moins transformée. Onva évoluer vers des valeurs différentes de typesolidarité, des valeurs qui ne sont profondément nicatholiques ni laïques mais sont des valeurs dans un autreregistre. Aujourd'hui le côté prescripteur catholiquecontre prescripteur laïque ne me parait pas être une grilled'explication de ce qui se passe, alors qu'il l'a été auXIXe et qu'il a pu l'être un peu dans l'entre-deux-guerres.
JP Il y a eu desbibliothèques qui étaient tenues par des militantscatholiques et d'autres par des militants laïques. Avec laprofessionnalisation des bibliothèques on est sur des basesdifférentes, il n'y a pas de place pour un militantisme?
JPG: Ce sont peut-être d'autres formes de militantisme. On voitbien les conflits sur les problèmes de racisme, d'ouverture auTiers-Monde, de guerre et de paix, sur les problèmeshumanitaires, il reste des valeurs mais elles ne se partagent pas entrecatholiques d'un côté et laïques de l'autre.


Des-Agréments d'un voyaged'agrément par Gustave Doré. Préface d'AnnieRenonciat. Editions Le Capucin 2001 38 euros. 249F, 25.

Cent cinquante après sa parution chez l'éditeurAubert, en novembre 1851, voici la réédition àl'identique d'un chef-d'oeuvre de Gustave Doré , totalementméconnu de la critique et qui est pourtant un desincontournables de la préhistoire de la bande dessinéefrançaise.
En 1851, Gustave Doré a dix-neuf ans; il n'a pas encorerencontré la Comtesse de Ségur ni illustré lesContes de Perrault. Il a publié quatre ans plus tôt chezAubert les travaux d'Hercule où se lit l'influence deTöpffer, le créateur des "autographies", de cette"littérature en estampes" dont Töpffer dira qu'elle agitprincipalement sur les enfants et le peuple, les deux classes depersonne qu'il est le plus aisé de pervertir, et qu'il serait leplus désirable de moraliser".
Mais il n'y a nulle intention moralisatrice chez Gustave Doré.Le propos est comique et satirique: satire du tourisme montagnard, dela bourgeoisie commerçante, du désir d'écrire etde peindre, de l'aventure romanesque...Gustave Doré prendvisiblement plaisir à jouer avec l'album dans la composition desplanches et la distanciation qu'il prend par rapport à sonoeuvre. Le fait n'est pas strictement nouveau et l'on peut penserà la profusion créative des textes et de l'image duVoyage où il vous plaira (Tony Johannot, Alfred de Musset,P.J.Stahl) ou aux albums de Cham qui s'affirme en France comme un descontinuateurs de Töpffer. Mais chez Gustave Doré lasurprise est à chaque planche de l'album. Il entremêledessin pleine page et surdécoupage de l'action à lamanière d'un dessin animé. Il enchaîne unesuccession de médaillons censés représenterl'image de son mari que Madame Plumet observe à la lorgnette. Ilinscrit l'empreinte d'un pied au milieu de la page pour traduire laglissade d'un ramoneur au-dessus des croquis du voyageur. Il hachure unespace de traits gris en prétextant que "mon imaginationétant fort usée pour la planche ci-dessus, je ne sais quemettre à cet endroit". Il conclut son album par une "moraled'une éternelle vérité" comme quoi "les Albums deGustave Doré tendront toujours à embellir la nature et latriste réalité".
Gustave Doré fait exploser les codes du récit et del'histoire en images. Il annonce à la fois Christophe et PierreDac avec un mélange de naïveté et de roublardiseinattendu chez un auteur aussi jeune. Il y a un bonheur de l'albumà redécouvrir dans cette oeuvre prometteuse que lapréface d'Annie Renonciat, curieusement dupliquée sur lespages de garde au début et à la fin de l'ouvrage,éclaire avec finesse et précision. Partons avec GustaveDoré pour le plaisir des yeux!


Il était une fois ...les contesde fées

sous la direction d'Olivier Piffault
576 pages. Seuil Bibliothèque Nationale de France 2001

On manquait d'un ouvrage de référence à lafois exhaustif et largement illustré sur les Contes deFées depuis Perrault jusqu'aux productions Disney. C'est faitavec ce catalogue qui prolonge l'exposition de la BNF et permetd'aborder de façon transversale cette forme delittérature qui est à la fois populaire de par sonoralité, littéraire de par ses productions, artistique depar ses illustrations, et qui toucheaussi bien le public enfantin queles adultes. A travers cette exploration du patrimoine, les chercheursdébusquent des croisements d'influences, des conflitséconomiques , ou des transferts érotiques qui font duconte de fées le miroir d'une société qu'un coupde baguette magique peut métamorphoser.
On trouve dans ce catalogue tous les grands de la littérature dejeunesse , Perrault, les frères Grimm, Andersen et del'illustration, Gustave Doré, Arthur Rackham, Walter Crane,Job,Félix Lorioux , Warja Lavater mais l'ouvrage s'ouvreégalement sur "le conte de fées hors les livres" avec lethéâtre, le cinéma, la publicité, lesjouets. Des approches thématiques et sociologiques permettent decroiser les oeuvres, les auteurs et leurs publics. Une bibliographie,une chronologie des éditions originales et des oeuvrescinématographiques (malheureusement arrêtée en1994) et une liste des pièces de l'exposition complètentl'ensemble. Il n'y manque qu'une liste des fonds disponibles, despersonnes-ressources et des sites Internet. Mais rarement un cataloguen'aura mérité autant le qualificatif d'"incontournable".Anoter que pour ceux qui hésiteraient (et ils auraient tort!)à débourser les 280 F de l'ouvrage, un petit opusculeavec images en noir et blanc à 35F donne un bonrésumé du catalogue et de sa problématique.


La Dream Team des Contes de fées :Perrault-Doré-Hetzel

En choisissant de mettre au programme des terminales littérairesles Contes de Perrault, illustrés par Gustave Doré dans l’éditionHetzel,  les responsables n’avaient peut-être pasmesuré les difficultés de la tâche. La rencontrequi s’opère par l’intermédiaire du livre entre le pluscélèbre des écrivains de la littératurejeunesse, le plus original des illustrateurs et le créateur del’édition moderne n’est pas aléatoire. On peut mêmeparler d’un événement littéraire qu’il estdifficile aujourd’hui aux enseignants et à leursélèves d’appréhender dans toutes sesdimensions,  comme j’ai pu le constater dans les animations quej’ai faites dans des classes de terminales littéraires sur cettequestion. Les quelques lignes qui suivent n’ont d’autre ambition qued’ouvrir des pistes de réflexion à l’intention desenseignants confrontés à cette difficulté età leurs élèves.

« Un grand livre très cher pour les petits enfants »

Perrault-Doré-Hetzel,  c’est d’abord unévénement. Hetzel l’avoue sans ambages dans laPréface qu’il donne à la première éditionde l’ouvrage en 1862. Il a voulu faire « un grand livretrès cher pour les petits enfants » mais c’est aussià la clientèle adulte qu’il s’adresse. Il s’est dit que« les pères et les mamans ne seraient pasfâchés de relire dans une forme saisissante et digne d’euxles contes aimés de leur enfance. Les graveurs, l’imprimeur, lefabricant de papier, l’éditeur et le dessinateur ontessayé d’en faire une sorte de merveille.  »
De fait,  pour celui qui voit l’objet livre et nonl’édition de poche qu’utilisent les élèves,l’ouvrage est un enchantement. Un in-folio en reliure cartonnéedécorée d’éditeur pour bibliophiles, avec unecouverture rouge armoriée et dorée ; l’ensemble  titres-dessinateur- éditeur incrustédans un macaron également doré avec double filetage etfrise décorative entre les deux ;  une page de titre enbicolore noire rouge avec une typographie très soignée;  le frontispice et les images en page pleineprotégée ;  une illustration en regard de chaquetitre de conte et de nombreuses à l’intérieur, onze pourle seul Petit Poucet… Cette mise en page, comme le disent Embs etMellot éclipsera tous les autres pour « rester, dans lamémoire des lecteurs, la représentation deréférence du monde de Perrault. »

Les Contes de Perrault resitués dans leur époque

Les contes de Perrault relèvent d’une traditionlittéraire très présente à la fin du XVIIesiècle en France : la rédaction d’un recueil de contesempruntés à la tradition orale ou à lalittérature étrangère notamment aux ItaliensBasile et Straparola. Les Contesde Perrault paraissent en 1694 (contes en vers) et en 1697 (Contes enprose). Cette même année voit la sortie des Contes de fées de Madamed’Aulnoy bientôt suivie d’une cohorte d’autres  contes commeceux de Mademoiselle Lhéritier ou de Madame de Murat. Ces contessont parfois adornés de quelques vignettes reproduisant unépisode de l’histoire ou montrant un personnage en train dediscourir devant un auditoire, pour rappeler l’origine orale de cescontes. Mais on a moins insisté sur le fait que cettelittérature de divertissement correspond aux premièresannées noires du règne de Louis XIV. En 1697, autraité de Ryswick qui met fin à l’interminable guerre dela ligue d’Augsbourg,  la France doit pour la première foisrestituer toutes ses conquêtes. S’il est simpliste de penser que,du fait du mécénat exercé par le roi, il y ait eudes consignes données aux écrivains, on ne peut exclureque les écrivains eux-mêmes aient senti que la populationlectrice avait besoin de fictions pour oublier les malheurs du tempsprésent. 

Les éditions ultérieures des Contes de Perrault

Les éditions  des Contesse sont multipliées au XVIIe et au XIXe siècle aussi biendans le registre bibliophilique (Lamy 1781 et le Cabinet desFées qui en intègre une partie dans ses 40 volumes decontes 1785-89)  que dans l’édition populaire (imagesd’Epinal et livrets de colportage). L’édition romantique y voitun marché et considère que ce chef-d’œuvre doit fairepartie de chaque bibliothèque. C’est aussi l’époqueoù l’on commence à se préoccuper de l’existenced’un lectorat enfantin qui ne possède pas de pouvoir d’achatmais auquel on peut montrer les images et raconter les histoires. Tourà tour les éditeurs Curmer (1843), Demerville(1847),  Blanchard (1850) Lecou (1851) Langlumé(1855)  se lancent dans l’aventure. Les illustrateurs ne sont pasdes moindres : Nanteuil, Gavarni, Bertall, Gigoux, Devéria, TonyJohannot, Adrien Marie, la fine fleur de la générationdes années 1850. Qu’est-ce qui manquait à ces ouvragespour connaître le succès : le génie visionnaire deGustave Doré et le talent marketing d’Hetzel.

Doré : la star

Quand Gustave Doré illustre Perrault pour Hetzel, il n’a que 30ans et pourtant tous les éditeurs se l’arrachent. Dèsl’âge de 15 ans, il a publié chez Aubert son premierrecueil Les travaux d’Herculedont il a fait à la fois les dessins et les textes, inventant enFrance le métier d’auteur-illustrateur que le suisseTöpffer venait de lancer. Puis, dans la même veine ilproduit Désagrémentsd’un voyage d’agrément, l’histoire loufoque etdéjantée des aventures d’un commerçant et de safemme partis explorer les Alpes. En dehors de ses albums comiques,Gustave Doré s’est lancé un défi, s’illustrer enillustrant tous les chefs d’œuvres de la littérature ; son Rabelais est paru chez J.Bryainé en 1854 , les Contesdrôlatiques de Balzac en 1857 et Doré méditede mettre en images La Bible, Dante, La Fontaine,Cervantès…Parallèlement il vient d’entrer chez Hachette,le concurrent juré d’Hetzel, où il a mis sa griffesur  les nouveaux contes defées de la Comtesse de Ségur, le roi des Montagnes d’Edmond Aboutet l’Enfer de Dante.S’attacher les services de Gustave Doré est donc uneopération d’image de marque et Hetzel qui connaît legoût de Gustave Doré pour les défis a faittechniquement tout ce qu’il fallait pour faire de l’ouvrage un chefd’œuvre.
Gustave Doré s’est largement montré digne de la confiancequi lui était accordée. Dessinant directement sur le blocpar l’encre de chine ou le lavis, il joue du clair obscur, du contrasteentre l’ombre des forêts et la lumière des personnages oudes arrière-plans (la Belle au Bois Dormant, Le Petit Poucet),accentue les disproportions (la main de l’ogre qui s’empare des Poucetsréfugies sous le lit, le couteau qui va les égorger), meten scène le choc des personnages (le petit Chaperon Rouge deface  rencontre le loup de dos au coin d’un bois, le louphabillé en grand-mère et le Chaperon rouge dormentcôté à côte) non sans y ajouter un zested’humour (le Chat botté). Les Anglais horrifiés par lavigueur de ces compositions réclameront la suppression dans leurédition de certaines illustrations comme celle où l’ogrepar erreur se prépare à égorger ses propresenfants.
La collaboration de Doré et d’Hetzel s’arrêtera là.Hetzel qui se prépare à publier en versionillustrée les VoyagesExtraordinaires de Jules Verne ne recherche plus des artistesvisionnaires  mais des « reporters d’images »,capables de représenter une scène avec des détailsvraisemblables comme s’ils venaient de la photographier.

La querelle des Contes de fées

La publication des Contes de Perrault tombe au moment où ledébat fait rage autour de la place des contes de féesdans ce qu’on commence à appeler la littératureenfantine. Il n’y a qu’eux de vrai , proclame Laboulaye,  l’auteurdes Contes Bleus. Mensonge ,rétorque le naturaliste Figuier. « Au lieu d’appelerl’attention admirative des jeunes esprits sur le fables de La Fontaine,les aventures du Chat Botté, l’histoire de Peau d’Ane ou lesamours de Vénus, il faut la diriger sur les spectacles simpleset naïfs de la nature : la structure d’un arbre, la compositiond’une fleur , les organes des animaux, la perfection des formescristallines d’un minéral. »
Hetzel a pris fait et cause pour les contes de fées, contre les« plumes mercenaires », la « tisane littéraire», « les livres de plomb » et pour les enfants et« leur ami Perrault »  dont le succès estuniversel. « Il se peut, ajoute-t-il dans la Préface desContes,  qu’il se rencontre dans l’univers civilisé desgens qui ignorent les noms fameux de César, de Mahomet et deNapoléon. Il n’en est pas qui ignorent les noms plus fameuxencore du Petit Chaperon Rouge, de Cendrillon et du Chat Botté». Plus précisément il soutient que la science etles fées ne sont pas incompatibles et il cite à l’appuil’ouvrage de Jean Macé, le fondateur de la Ligue del’enseignement qui écrivait dans l’histoire d’une bouchée de pain (Hetzel 1861) :  « Convenez qu’il n’y a pas beaucoup de contes defées qui soient plus merveilleux que l’histoire de cette tartinede confitures qui devient petite fille, de cette pâtée quidevient chat,  de cette herbe qui devient bœuf ».Après tout, comme l’explique, FrédéricPassy,  les contes de fées transposent à chaqueépoque une vérité éternelle, le PetitPoucet du XIXe siècle s’appelle Georges Stephenson et ses bottesde sept lieues en parcourent aujourd’hui mille. Ce sont les chemins defer.





 



Yves Rifaux, chroniqueur de l'art del'enfance


La plupart des ouvrages savants traitant de littérature dejeunesse passent sous silence le Musée l'Art de l'Enfance deMarcellaz d'Albanais et son créateur-animateur-découvreur- metteur en scène infatigable, Yves Rifaux. Aumoment où Yves vient de nous quitter, laissant dans la peinetous ses amis et notamment les Gens d'Images et les Compagnons de Lurequi ne se résignent pas à ne plus entendre sesinterventions corruscantes et assister à ses mises enscène décoiffantes, il est opportun de faire un retour enarrière sur ce que le Musée et son créateur ontapporté à l'exploration de la littérature dejeunesse.
Yves était tout le contraire d'un universitaire ennuyeux et d'unconservateur austère. Il abordait chaque sujet avec la passionde l'explorateur et la modestie du témoin. L'avant-propos de sa petitehistoire de la littérature enfantine publiée en 1986indique clairement le sens de la démarche. "Cette petitehistoire de la littérature enfantine fut écrite...dansles années 70. Elle ne prétend pas traiter de l'ensemblede ce vaste sujet mais être un guide pour aller à larencontre de cet univers merveilleux. Peu d'auteurs se sontpenchés sur celui-ci. Certains comme François Caradecl'ont fait avec l'esprit de l'analyste, pour nous ce fut l'espritsimple du chroniqueur".
Chroniqueur, Yves Rifaux le fut pleinement , non pas au sens du petitLarousse, celui qui rapporte dans un journal les nouvelles du jour,mais au sens de Saint-John Perse qui célébra l'honneur dela chronique: "Prédateurs, certes! nous le fûmes; et denuls maîtres que nous-mêmes tenant nos lettres defranchise- Tant de sanctuaires éventés et de doctrinesmises à nu, comme femmes aux hanches découvertes". Danssa traque de tout ce qui relève de l'art de l'enfance, YvesRifaux a multiplié les prises glorieuses:abécédaires, albums, boites à images, cahiersd'écoliers, castellets, chromos,collages, devinettes, imagesd'épinal, jeux de l'oie, lanternes magiques, livres decolportage, pops-up, poupées, réclames, scraps. Tous cessupports ont fait l'objet d'expositions et de 36 catalogues commeautant de chandelles où Yves avec anecdotes et humouréclaire brièvement un secteur mal balisé: "lessecrets optiques des nécromanciens" (les ancêtres de lalanterne magique), les théâtres d'ombre ou encore cesavoureux Loup y es-tu? ou les atroces joyeusetés de laLittérature pour la jeunesse à la Belle Epoque , 300pages illustrées publiées en 1999, comme une sorte detestament-témoignage sur ces "curiosités" dont YvesRifaux ne se laissait pas.
Mais tous ses opuscules ne rendront pas compte de l'art du conteur quisavait balayer en une heure les postures de l'enfant à table dePlutarque au Mac Do en passant par Rôti-Cochon et lesconseils d'anthropophagie de Swift pour éradiquer lamisère en Irlande, se déguiser en Robertson versant danssa cassolette les ingrédients nécessaires à lafumée maléfique qui ferait revivre ses "fantasmagories",ou nous entraîner dans des parcours atypiques à traversles enseignes d'autrefois, les débuts de la lanterne magique oudu cinéma chez soi, les jeux sur écran ou la renaissancedes "films vues fixes" dans les années 50.
Chevalier de l'Ordre National du Mérite, Yves Rifaux savait queles distinctions n'honorent que ceux qui les confèrent. "Nosoeuvres, dit encore Saint-John Perse, vivent loin de nous dans leursvergers d'éclairs. Et nous n'avons de rang parmi les hommes del'instant" Yves Rifaux a découvert aux amateurs, c'est àdire à ceux qui l'aimaient, ses trésors de flibuste. Pourles autres il est temps d'y entrer en jouissance et de prendre rang etdate pour des expéditions en terres d'enfance, ce pays oùl'on n'arrive jamais mais dont Yves nous a rapporté tant decartes.

Musée l'Art de l'Enfance 74150 Marcellaz d'Albanais 04 5069 73 74